Dans une ère où nous célébrons la jeunesse et où l'Intelligence artificielle avance à une vitesse fulgurante, nos aînés semblent être devenus les oubliés de notre société moderne. Alors que nous nous projettions vers un futur rempli d'innovations, j'ai pris un moment pour m'ancrer dans le présent. Dans le cadre des SISM 2023, qui nous rappelle l'importance de la mémoire collective tout en anticipant l'avenir, j'ai conversé avec Dr Clément Baumann, un spécialiste du monde hospitalier. Sa perspective nous révèle un constat inquiétant : la santé mentale des personnes âgées est en danger, et il est urgent de changer notre regard. Dans cet interview, je vous propose de plonger dans cette réalité souvent négligée, car il me semble essentiel de valoriser et de soutenir la sagesse et la résilience de nos aînés face aux défis de la vie moderne.

Clément Baumann est psychiatre spécialiste de la personne âgée

Clément, merci de m’accorder cet entretien. La question de la santé mentale des personnes âgées est souvent éclipsée par d'autres problématiques. Pouvez-vous nous dire pourquoi cette thématique est cruciale aujourd'hui ?

Merci, Noémie. Effectivement la santé mentale des aînés est une thématique cruciale qui me tient particulièrement à cœur. Dans ma pratique hospitalière, nous faisons le constat que la demande de soins psychiques augmente constamment au sein de la population âgée, et ce phénomène s’est accentué à la suite de la pandémie. En un sens, cette augmentation d’activité peut être entendue comme une « bonne » nouvelle » car cela prouve que les soins psychiatriques tendent à être plus accessibles et moins stigmatisés... Mais le fait qu’un nombre croissant de personnes âgées, qui étaient jusque-là inconnues de nos services, aient aujourd’hui recours à des soins psychiatriques, y compris en hospitalisation, est un constat préoccupant. Cela nous incite à développer l’offre de soins mais aussi à mettre en place des actions de prévention en santé mentale, notamment via des actions de formation auprès des professionnels des EHPAD.

Les idées reçues véhiculent parfois l'idée que la dépression est une conséquence "naturelle" du vieillissement. Est-ce réellement le cas ?

Il s’agit d’une idée reçue fréquente en effet, qui est alimentée par une méconnaissance double : celle du vieillissement et celle de la maladie dépressive. La dépression est parfois considérée, à tort, comme une nostalgie passagère alors qu’il s’agit d’un état pathologique qui répond à des critères diagnostiques. A l’inverse, le vieillissement est, pour beaucoup, synonyme de « mauvaise santé » alors qu’il s’agit d’un processus physiologique.

En ce qui concerne le lien entre dépression et âge avancé, les études montrent que l’âge n’est pas en soi un facteur de risque de dépression. Par contre, les facteurs de stress qui peuvent accompagner l’avancée en âge, comme les deuils successifs ou les douleurs chroniques, constituent des facteurs de risque de dépression. Cela explique que la prévalence de la dépression est importante au sein de la population âgée.

Créé par Noémie Guerrin avec Adobe Firefly (2023, Tous droits réservés)

Comment distinguez-vous entre la tristesse liée aux défis du vieillissement et une véritable dépression clinique ?

La tristesse est une émotion qui permet au psychisme de faire face à une épreuve douloureuse. C’est un processus physiologique. La dépression est quant à elle une pathologie, caractérisée par un ensemble de symptômes, incluant notamment une baisse majeure du niveau d’énergie, une perte de plaisir et une tristesse inexpliquée par les circonstances. Ces symptômes doivent répondre à des critères de temps et de sévérité.

Mais pour aller plus loin, il me semble que votre question touche à la frontière entre le « normal » et le pathologique. Jusqu’à quel stade estime-t-on qu’une baisse de l’humeur est adaptée à un événement de vie, comme la perte de son conjoint ? A partir de quand bascule-t-on dans la pathologie ? Il me semble que le seuil est celui de la souffrance et de son retentissement sur la vie de la personne mais il s’agit d’un arbitrage subtil et subjectif qui nécessite de croiser les regards avec la personne concernée et son entourage.

Pouvez-vous nous éclairer sur les troubles psychocomportementaux chez la personne âgée ? Comment ces troubles se manifestent-ils et comment peuvent-ils être mieux compris ?

Les troubles psychocomportementaux sont des manifestations affectives ou comportementales qui retentissent négativement sur la qualité de vie de la personne qui les présente, ou de son entourage, qu’il soit familial ou professionnel. Ces troubles englobent notamment l’apathie, l’anxiété, la désinhibition, la dysphorie, les délires et hallucinations, la désinhibition et les comportements moteurs aberrants.

Pour être bien compris, ces troubles doivent être analysés comme des symptômes, c’est-à-dire comme la conséquence d’une pathologie et non pas comme une manifestation caractérielle. Une autre manière de mieux les comprendre est de rechercher le besoin psychique qu’ils expriment. Par exemple, un patient peut présenter de l’agressivité parce qu’il a besoin de se réaffirmer en tant qu’individu à la suite de frustrations répétées.

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Quel impact ont ces troubles sur la qualité de vie des personnes âgées et de leur entourage ?

Les troubles psychocomportementaux impactent fortement la qualité de vie des personnes âgées. En modifiant le comportement « habituel » de la personne, ils perturbent la vie affective et relationnelle, et mènent à l’isolement. De plus, ces symptômes sont volontiers fluctuants et imprévisibles, ce qui complexifie leur accompagnement et génère de l’anxiété pour le patient et son entourage.

Les aidants jouent un rôle essentiel dans le soutien des personnes âgées. Comment percevez-vous l'impact de cette responsabilité sur leur santé mentale ?

Les aidants ont effectivement une place centrale dans l’accompagnement quotidien des personnes âgées. Cette responsabilité représente une charge mentale majeure, pour des personnes qui doivent bien souvent conjuguer leur statut d’aidant avec leur vie familiale et leur activité professionnelle. Cette situation est à risque élevé d’épuisement psychique. Pour ces raisons, la question du soutien aux aidants est primordiale.

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Existe-t-il des stratégies ou des outils que vous recommanderiez pour aider les aidants à maintenir leur propre équilibre psychologique ?

Je pense que dans toute situation d’aidance, la priorité est de lutter contre le phénomène d’isolement induit par la maladie. Pour y avoir déjà assisté en tant qu’observateur, je recommande la participation à un groupe de soutien aux aidants. Ces temps d’échange permettent d’augmenter ses connaissances de la maladie, de prendre du recul, et d’atténuer le sentiment de culpabilité, souvent marqué chez les aidants. La lecture peut également être une ressource et je recommande le livre de Vincent Valinducq « Je suis devenu le parent de mes parents » qui vient de paraître et qui offre de nombreux outils pour aider les aidants. Enfin, je propose d’utiliser l’échelle Zarit qui est un auto- questionnaire de dépistage de l’épuisement de l’aidant.

Face à ces enjeux, quels sont, selon vous, les approches innovantes qui émergent pour soutenir la santé mentale des personnes âgées ?

Je crois beaucoup aux approches qui favorisent le lien social. En effet, il me semble qu’une vie relationnelle et affective satisfaisante est le premier garant d’une bonne santé mentale.

Deux initiatives innovantes ont récemment retenu mon attention : Bistrot Bertha d’Antoine Gérard, qui a pour objectif de faire émerger une vie sociale au cœur de l’EHPAD. Et Mamie Baby de Rodolphe Callies, un réseau de micro- crèches à proximité directe d’EHPAD qui vise à tisser des liens inter- générationnels.

La vieillesse, ça sera mieux après - Canal +

Les avancées technologiques ont-elles un rôle à jouer dans le soutien psychologique des seniors ?

Je pense que la téléconsultation et la télé-expertise constituent des outils prometteurs pour faciliter l’accès aux soins psychiques pour les personnes âgées.

Comment envisagez-vous l'avenir de la prise en charge psychiatrique des personnes âgées en France ?

La prise en charge psychiatrique de la personne âgée va se développer, car les besoins sont croissants et vont continuer de croître. Je pense que dans quelques années, une filière « personne âgée » sera répandue sur le territoire, en terme de structuration des soins mais aussi en terme de formation des professionnels. J’imagine que l’offre de soins ambulatoire va continuer à se développer et que la téléconsultation connaîtra un essor important. Je pense que les liens entre psychiatrie, gériatrie et neurologie seront renforcés et que les partenariats entre soignants, aidants et pairs-aidants seront développés.

Et pour finir, j’ose espérer que la stigmatisation des personnes souffrant de troubles psychiques ne sera plus qu’un lointain souvenir !

Quels seraient vos conseils aux jeunes générations pour se préparer psychologiquement à la vieillesse ?

Offrez du temps aux personnes âgées qui vous entourent !

"Troubles psychocomportementaux de la personne âgée" Clément Baumann et Pierre Vandel

Enfin, que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre et comment espérez-vous qu'il contribue à une meilleure prise en charge de la santé mentale des personnes âgées dans notre société ?

A travers le livre, le message que nous souhaitons transmettre avec Pierre Vandel est que derrière chaque trouble du comportement, aussi perturbateur soit-il, il y a une personne qui souffre et qui mérite d’être écoutée. Nous espérons que ce livre contribuera, pour l’avenir, à une meilleure compréhension des troubles psychiques et à une approche humaniste des personnes qui les présentent.

Clément Baumann est psychiatre spécialiste de la personne âgée au centre hospitalier spécialisé (CHS) de Novillars au sein d’une équipe pluriprofessionnelle qui accompagne les patients de plus de 65 ans. Il s’investit sur le sujet des troubles psychocomportementaux du sujet âgé au travers de formations et de conférences pour les professionnels des EHPAD. Il enseigne également auprès des internes de psychiatrie et des étudiants en ergothérapie à l’université de Franche-Comté. En 2018, il a mené un travail de recherche sur la dépression du sujet âgé dans le cadre d’un master en neurosciences. En 2023, il a co-écrit avec le Pr Pierre Vandel le livre "Troubles psychocomportementaux de la personne âgée, quelle attitude adopter ?" aux éditions Le Coudrier.