L’amitié au travail : un pilier oublié de la santé mentale (et de la performance de l’entreprise)
Une affirmation qui peut sembler accessoire, ou même incongrue, dans un monde professionnel obsédé par la productivité, la performance et la gestion du risque. Et pourtant. Dans une société où la solitude devient la norme, où les interactions se digitalisent à l’extrême et où les liens se dissolvent dans le flux, le travail reste l’un des derniers lieux où l’on peut encore se rencontrer, se reconnaître, et parfois, s’attacher.
Mais avons-nous vraiment conscience de la puissance de ces liens ? Peut-on encore parler d’amitié en entreprise sans gêne, sans cynisme, sans soupçon d’inefficacité ?
Et si, contrairement à ce que l’on croit souvent, l’amitié avait toute sa place dans le monde du travail ?Et si l’amitié, loin d’être un “faux pas professionnel”, était ce qui nous permet encore de tenir, de traverser, de rester humains ensemble ?
Créé par Noémie GUERRIN avec Canva (2025, Tous droits réservés)
Comprendre l’érosion du lien social : de l’espace public à l’espace privé
Une société de la déconnexion
En l’espace de deux décennies, notre rapport aux autres s’est métamorphosé. Ce n’est pas seulement que nous passons moins de temps ensemble, c’est que nous semblons avoir réécrit les règles de la convivialité. Une tendance profonde, sourde, mais observable : la désertion progressive des espaces partagés.
Des chiffres qui parlent d’eux-mêmes
Selon les données de l’American Time Use Survey (Bureau of Labor Statistics), le temps consacré aux interactions sociales en présentiel a chuté de plus de 20 % entre 2003 et 2023. Chez les jeunes adultes de moins de 25 ans et les hommes célibataires, cette baisse dépasse les 35 % .
La plateforme de réservation OpenTable confirme cette tendance côté restauration : les repas entre amis ont diminué de 30 % en vingt ans, tandis que les repas en solo ont augmenté de 29 % rien qu’au cours des deux dernières années. En 2023, 74 % du trafic des restaurants américains provenait de commandes à emporter ou en livraison, contre 61 % avant la pandémie .
Résultat : des bars fermés, des tables désertées, des files silencieuses où chacun repart avec son sac sans un mot.
Moins d’accroches, moins d’approches imprévus. Juste un flux organisé de solitudes côte à côte. Le lien humain ne disparaît pas d’un coup. Il s’éteint doucement, au profit de l’efficacité.
Des lieux publics de plus en plus silencieux
Ce que nous appelions autrefois “des espaces de vie” : restaurants, supermarchés, salles d’attente, transports, sont devenus des couloirs de passage où la parole s’atrophie. Le cas du restaurant mexicain observé par Derek Thompson dans The Atlantic en est l'exemple parfait. Ce bar, qui était autrefois un lieu de vie animé et vibrant, n'est plus qu'un simple comptoir de retrait de commandes à emporter. Pas un mot échangé, ni même de regard. Seulement des allées et venues mécaniques.
Le phénomène dépasse la restauration. Les lieux de rencontre informels comme les cafés, les épiceries ou les salles de sport ont perdu leur rôle social en laissant place à une logique de flux. Optimiser le temps, réduire le contact, accélérer les courses. La technologie et la pandémie ont amplifié ce glissement, mais le mouvement était déjà enclenché depuis les années 1990.
"L’effritement du lien social ne résulte pas d’un défaut de désir de l’autre, mais d’un enchaînement de micro-décisions collectives : ne plus dire bonjour, préférer le self-checkout, commander plutôt que sortir. Autant de gestes qui, mis bout à bout, finissent par créer une société de la déconnexion douce mais profonde."
De l’échange au retrait : nos routines comme terreau de l’isolement
Ce que nous vivons n’est pas une simple crise passagère de sociabilité. C’est une reconfiguration structurelle de nos comportements. Le domicile est devenu le centre de nos vies : on y travaille, on y consomme, on s’y divertit. Le sociologue Patrick Sharkey parle d’un basculement vers une “vie à distance”, où l'on reste 99 minutes de plus par jour à la maison qu’en 2003 .
Ce recentrage sur l’espace privé génère un paradoxe : nous sommes plus connectés aux autres que jamais, mais pourtant rarement physiquement présents avec eux. Les interactions numériques, aussi utiles soient-elles, ne compensent ni le réconfort d'un regard bienveillant, ni le soutien d’une présence tangible.
La solitude normalisée : entre refuge et piège
Longtemps perçue comme un état subi, la solitude est aujourd’hui en passe de devenir une norme sociale. En France comme ailleurs, elle s’installe progressivement dans les modes de vie, les discours… et se déguise même parfois en stratégie de survie. Il ne s’agit pas ici de blâmer l’individu, mais de comprendre comment un repli ponctuel peut se transformer en isolement chronique jusqu’à provoquer ce qu'on pourrait qualifier d'atrophie relationnelle.
Entre besoin de retrait et excès de vide
Il est important de le rappeler : la solitude n’est pas intrinsèquement pathologique. Elle peut être choisie, réparatrice, propice à l’introspection. Mais comme tout facteur psychosocial, c’est sa durée, son intensité et sa répétition qui en font un risque.
D’après l’étude IFOP (Les Français et la solitude - janvier 2025), en France, 45 % des personnes interrogées déclarent se sentir “parfois” seules , et 17 % évoquent une solitude chronique, vécue “souvent” ou “tout le temps”. Chez les 18-24 ans, cette proportion monte à 40 %.
Plus encore : 39 % des Français admettent passer parfois une journée entière sans parler à personne, et 31 % affirment qu’il leur arrive de parler seuls, faute d’avoir quelqu’un à qui s’adresser.
L’une des phrases qui revient souvent dans les entretiens qualitatifs de cette enquête parle d'elle-même : « Je suis seul, épuisé… Heureusement, mes plans ont été annulés. »
Ce soulagement paradoxal, nourri d'anxiété sociale et de fatigue émotionnelle, révèle une tendance plus subtile : l'habituation à l’isolement.
Une société qui consomme la solitude
En parallèle, nos habitudes virtuelles agissent comme des amortisseurs relationnels. On regarde des séries seul, on scrolle indéfiniment, on s’endort avec une vidéo YouTube en fond pour se tenir compagnie. La solitude devient un produit de consommation passive, avec ses rituels, ses routines et ses silences connectés.
L’article The Anti-Social Century qualifie cette dynamique de “homebound life”.
Le terme "homebound", littéralement « confiné à la maison », désigne une transformation sociétale où la majorité des activités humaines (travail, consommation, loisirs, interactions sociales) se déroule depuis chez soi.
Cela ne signifie pas simplement rester à la maison, mais vivre dans une logique de retrait progressif, où les déplacements, les rencontres et les échanges deviennent l'exception plutôt que la norme.
Ce mode de vie est :
facilité par la technologie (télétravail, livraison, streaming, messagerie),
renforcé par la pandémie, qui a normalisé ce repli sur soi,
et alimenté par une recherche d’efficacité et de contrôle, souvent au détriment du lien social.
Cela devient une configuration émotionnelle : celle d’un monde où l'on évite l’autre pour gagner du temps, éviter l’imprévu, ou préserver son énergie mentale, jusqu’à oublier le goût du lien réel.
Aux États-Unis, cette tendance est incarnée par les « secular monks ». Ces jeunes adultes, souvent des hommes, troquent la socialisation contre une auto-suffisance extrême. Jeûnes, routines matinales millimétrées, méditation, podcasts de développement personnel… Et tout ça sans amis, sans dialogues, sans ancrage social. En France, on observe une forme plus diffuse mais comparable, marquée par une quête d’auto-satisfaction permanente : bien-être quantifié, solitude ordinaire, et une tendance à se refermer dans le soin de soi, ce fameux "self-care", comme unique horizon.
"Si la solitude peut être un refuge, elle devient un piège lorsqu’elle s’installe sans garde-fous. Ce n’est pas tant l’envie de se retrouver avec soi-même qui est en cause, mais l’effondrement progressif des habitudes relationnelles, de la spontanéité du lien, de la capacité à “revenir” dans l’espace social."
Le piège : quand le confort devient isolement
Le problème ne vient pas tant du désir d’être seul. Le piège c'est quand ce confort se transforme en isolement. On glisse peu à peu vers un état d’inertie relationnelle, où la solitude n’est plus ponctuelle mais structurelle. On ne voit plus ses amis, on répond en retard aux messages, on évite les appels téléphoniques. Et plus cela dure, plus reprendre contact semble coûteux, voire angoissant.
La même étude IFOP révèle que 30 % des Français ne savent pas vers qui se tourner en cas de détresse psychologique, un chiffre qui explose chez les plus jeunes et les publics précaires. L’absence de relation soutenante devient alors une double peine : on est seul, et on reste seul.
Le lieu de travail comme nouvel espace “safe” pour le lien social
Une sociabilité résiduelle mais précieuse
À mesure que la plupart des sphères de la vie sociale se délitent ou se digitalisent, le monde du travail apparaît paradoxalement comme l’un des derniers bastions du lien humain quotidien. C’est souvent le seul lieu où l’on croise d’autres personnes sans l’avoir expressément choisi, où l’on échange, coopère, débat. Un espace contraint, certes, mais dans lequel subsiste encore une sociabilité spontanée et structurante.
Dans son analyse du déclin du “village” social, le chercheur américain Marc Dunkelman distingue trois cercles dans notre vie relationnelle :
Le cercle intime (famille, amis proches)
Le cercle tribal (groupe de pairs, communautés en ligne)
Le cercle intermédiaire, qu’il appelle le middle ring : collègues, voisins, commerçants… toutes ces personnes que l’on ne choisit pas toujours, mais qui participent activement à notre stabilité psychosociale .
Et c’est précisément ce middle ring, aujourd’hui en voie de disparition dans la vie privée, que le travail maintient encore en vie.
Infographie "Les 3 sphères de nos relations sociales" - Santé du Dirigeant
Le bureau : dernier laboratoire du vivre-ensemble ?
Même dans un contexte de télétravail accru, le lieu de travail (physique ou virtuel) reste un microcosme de diversité relationnelle : on y croise des personnes d’âges, d’origines, d’opinions différentes. On s’y retrouve par fonction, non par affinité, ce qui oblige à composer avec l’autre, à négocier, à écouter.
Ce type de relation, ni trop distante, ni trop intime, est essentiel à notre équilibre. Il favorise la tolérance, la modération, l’auto-régulation sociale. Là où les réseaux sociaux exacerbent les bulles d’opinion, le monde professionnel impose encore des zones de frottement productif : discussions autour de la machine à café, réunions de service, projets collectifs… autant d’occasions de confrontation douce et d’apprentissage mutuel.
En ce sens, le bureau peut jouer un rôle émancipateur : il offre un terrain d'interconnectivité, au sens large, où l’on est reconnu non pas seulement pour ce que l’on pense, mais pour ce que l’on fait, ce que l’on apporte, ce que l’on co-construit.
"Dans une société fragmentée, le travail peut encore incarner un espace de cohésion, de rencontre et de construction collective. Ce n’est pas un hasard si les politiques de qualité de vie au travail (QVT) intègrent de plus en plus la qualité du lien social comme indicateur clé de performance… et de santé."
Infographie "7 pouvoirs des relations humaines" - Horizon Santé Travail
Un rempart contre la fragmentation identitaire
Loin d’être un simple lieu d’exécution de tâches, le travail est un espace identitaire. Il structure nos journées, nos interactions, notre reconnaissance sociale. Dans un monde où les appartenances se fragilisent, la fonction sociale du travail devient presque aussi importante que sa fonction économique.
À l’inverse de l’enfermement numérique ou des communautés fermées, les environnements professionnels mixtes permettent de réaffirmer un “nous” commun. Ils peuvent redonner une place à chacun, à travers des mécanismes concrets : tutorat, entraide entre collègues, reconnaissance collective, célébrations d’équipe…
En psychologie du travail, on parle de sentiment d’appartenance organisationnelle, un facteur clé de bien-être et de résilience mentale. Or, ce sentiment naît moins des objectifs d’entreprise que des liens tissés entre individus. Une étude menée par Gallup a montré que les employés ayant “un meilleur ami au travail” sont plus engagés, plus performants et moins sujets à l’épuisement.
L’amitié au travail : entre spontanéité et nécessité
Si la solitude est devenue une norme discrète, l’amitié, elle, demeure un acte de résistance douce. Et dans le monde professionnel, elle est bien plus qu’un “bonus relationnel” : elle peut constituer un véritable facteur de protection contre les risques psychosociaux. Encore faut-il lui laisser l’espace de naître.
L’amitié émerge dans les interstices
Les plus belles relations ne se décrètent pas, elles se découvrent, souvent dans les marges du cadre formel. Un déjeuner improvisé, une blague partagée à la machine à café, un regard complice en réunion. Comme au supermarché ou lors d’un anniversaire, c’est dans ces moments informels et festifs que le lien se tisse.
Au travail, cela passe par des moments de partage : team buildings, afterworks, ou encore événements internes pensés pour créer du lien. Ces bulles relationnelles permettent de dépasser les rôles professionnels pour accéder à quelque chose de plus personnel, plus vivant.
Lors de la soirée organisée par le média mūsae fondé par Christelle TISSOT le 24 Avril à la Rotonde Stalingrad, à l'occasion de leur 4ème anniversaire sur le thème “Amitié et santé mentale”, cette vérité a été parfaitement illustrée par plusieurs témoignages poignants.
Une pizza à la raclette comme déclaration d’amitié
Lors de cette soirée, Abigail BARRAND (@voyageuseaunaturel) nous a partagé un souvenir. Alors qu'elle était hospitalisée depuis plusieurs jours, elle se surprend à rêver (fortement) de raclette. Quelques jours plus tard, une amie débarque dans sa chambre avec une pizza… à la raclette. Un geste de présence pure. Comme si l’amie avait su, sans qu’on lui demande “vraiment”. Être aimé, parfois, c’est être deviné. Même quand on n’a plus les mots.
Maxime PEREZ ZITVOGEL, cofondateur de La Maison Perchée, a lui aussi livré une histoire que vous pourrez retrouver très prochainement dans son contexte dans le podcast de mūsae. En pleine dépression, hospitalisé sous contrainte, Maxime ne répondait plus vraiment au téléphone. Mais un ami, lui, a décidé de ne pas lâcher. Chaque jour, pendant un an, il a appelé, sans reproche. Un appel pour que Maxime sache qu’il existait encore quelque part, dans le regard de quelqu’un. Un appel pour laisser une trace, une ligne, une voix, une main tendue dans le vide. Et ça, dit Maxime, “c’est une réelle preuve d’amitié”. Pas parce que cela lui a permis d’aller mieux mais parce que quelqu’un lui a montré qu'il était, qu'il restait là. Pourlui.
Et au travail, c’est quoi une amitié ?
Ces histoires parlent d’amitié dans son sens le plus large : présence, loyauté, persistance, même dans le silence ou l’absence. Mais une question surgit naturellement : et dans le monde du travail, peut-on parler d’amitié avec la même force ? Qu’est-ce que cela veut dire, être ami(e) avec un collègue, quand tout, autour, semble fait pour cloisonner l’affectif et l’efficacité ?
Le mot amitié vient du latin amicitia, dérivé de amicus, celui qui aime. Il ne désigne pas seulement l’affection, mais aussi le choix de faire lien, au-delà de l’intérêt immédiat. Dans l’univers professionnel, cette définition ne disparaît pas : elle se déplace. Elle s’incarne dans des gestes simples : soutenir, inclure, écouter, qui, sans avoir l’intensité des amitiés intimes, jouent un rôle essentiel dans l’équilibre de nos journées de travail.
"L’amitié professionnelle est une ressource rare et puissante. Elle ne se commande pas, mais elle peut être encouragée par une culture organisationnelle du care : celle qui valorise la confiance, la vulnérabilité et la présence sincère. Et parfois, cela commence par une simple question : “Comment tu vas, vraiment ?”
Un amortisseur face aux fragilités du travail
Dans un contexte professionnel parfois dur, flou ou instable, ces liens d’amitié agissent comme des “filets de sécurité émotionnelle”. Ils permettent :
De partager un trop-plein sans craindre d’être stigmatisé,
De reconnaître sa vulnérabilité sans crainte de perdre en crédibilité,
D’être soutenu en cas de surcharge, de doute, ou de mal-être persistant.
Les recherches en psychologie du travail le confirment : là où des liens amicaux existent entre collègues, on observe moins de burn-out, une meilleure implication dans les missions, et un taux d’absentéisme réduit. Non pas parce que les gens s’aiment “à la Friends”, mais parce que le lien, même discret, change le cadre dans lequel on traverse la difficulté.
Quand quelqu’un connaît ton prénom, te demande comment tu vas sans arrière-pensée, ou remarque ton silence inhabituel : tu n’es plus seul dans ton poste. Tu n’es plus un rôle. Tu redeviens quelqu’un.
C’est ça, l’amitié au travail : pas une fusion inconditionnelle, mais une forme de vigilance mutuelle, de réciprocité implicite, de présence humaine. Un climat qui autorise à ne pas toujours aller bien, à lever la pied quand le vase est sur le point de déborder, à rire dans les bons moments sans que ça devienne un problème.
On parle beaucoup de “culture d’entreprise” : or, il n’y a pas de culture sans lien. L’amitié, même à faible intensité, est ce qui rend l’espace professionnel agréable. C’est ce qui permet de traverser le flou, de supporter la pression, de rester dans le groupe quand l’énergie flanche.
Ce que l’amitié n’est (surtout) pas : les limites d’un lien à préserver
Mais si l’amitié rend le travail plus vivable, elle ne peut pas tout porter non plus. Et c’est justement parce qu’on redécouvre sa puissance qu’il devient essentiel de nommer aussi ses limites, de dire ce qu’elle n’est pas pour ne pas l’abîmer. Car si l’amitié peut soigner, elle ne doit pas guérir à la place des professionnels. Confondre soutien affectif et accompagnement thérapeutique peut fragiliser à la fois l’ami en souffrance… et celui qui essaie d’aider.
Amis, pas psys : deux postures, deux fonctions
Être là, oui. Tout porter, non. À nouveau, lors de la soirée anniversaire de mūsae , une question revenait souvent, presque à demi-mot :
“Qu’est-ce qu’on fait, concrètement, quand un ami va mal ? Jusqu’où on peut aider ?”
Et cette question, je l’entends tout aussi régulièrement dans les entreprises où j’interviens, notamment quand il est question d’entraide entre collègues. Elle surgit souvent avec pudeur, parfois avec inquiétude : comment être un soutien sans se laisser déborder ? Comment aider sans se perdre ?
Ce flou dit quelque chose d’essentiel. Dans beaucoup de relations professionnelles devenues amicales, la ligne entre le “prendre soin” et le “prendre en charge” est très fine.
Et souvent, sans le vouloir, on se retrouve à endosser un rôle qui nous dépasse : celui du confident permanent, du soutien inconditionnel… voire du sauveur. Mais un collègue ou un ami, n’est pas un thérapeute. Il n’a ni les outils, ni la distance, ni le cadre pour contenir la détresse d’un autre sans risquer de s'y perdre.
Ce qui peut aider, c’est de savoir poser des mots simples, pour orienter vers une aide externe :
“Je suis là, je t’écoute. Et en même temps, je crois que ce que tu traverses mériterait l’aide de quelqu’un dont c’est le métier.”
Ce n’est pas une fuite. C’est une forme de respect mutuel. Une manière de dire : je tiens à toi, et je veux que tu sois bien accompagné.
Dans un contexte où les dispositifs de soutien sont souvent insuffisants ou saturés, les collègues deviennent les premiers relais. C’est une richesse, mais c’est aussi une responsabilité qu’il faut apprendre à doser.
"Soutenir, ce n’est pas absorber. Aider, ce n’est pas se substituer."
L’amitié, ce n’est pas tout entendre. C’est tenir l’espace.
On dit souvent qu’un bon ami “tient l’espace”, qu’il est là sans juger, sans interrompre, sans chercher à tout expliquer. C’est vrai… mais ce n’est pas toujours aussi simple.
Parfois, on ne sait pas quoi dire. Parfois, on veut bien faire et on en fait trop. Parfois, on croit aider en apportant une solution, alors que l’autre avait juste besoin d’être entendu.
Alors, on parle d’écoute active. Qui est loin d’être une technique magique, ni une compétence réservée aux thérapeutes. Plutôt une façon d’être présent :
Reformuler sans couper,
Accueillir l’émotion sans la minimiser,
Ne pas chercher à “positiver” trop vite, ni à tout rationaliser
Dans le cadre professionnel, cette posture a une valeur immense. Elle peut désamorcer un conflit, soulager un trop-plein, offrir un moment de respiration. Mais elle a aussi ses limites. Il y a des situations plus lourdes, plus complexes, plus répétées, où la parole d’un collègue, aussi bienveillante soit-elle, ne suffit pas.
C’est là que le collectif doit prendre le relais. Les RH, les psychologues du travail, les SPST (Services de Prévention et de Santé au Travail). Les dispositifs de prévention ne sont pas là “en dernier recours” : ils sont là pour éviter que la solidarité de proximité ne devienne une charge émotionnelle trop lourde.
L’amitié, même professionnelle, peut faire beaucoup. Mais elle ne peut pas tout solutionner. Et c’est en reconnaissant ses limites qu’on lui permet aussi de durer.
Extrait de l'intervention de Abigail BARRAND, lors du Talk anniversaire des 4 ans du média mūsae
Protéger le lien pour qu’il dure
Et puis, il y a ce point qu’on oublie souvent : l’amitié, pour durer, a besoin de limites.
Être là ne veut pas dire être toujours disponible. Ouvrir la porte ne veut pas dire la laisser grande ouverte, tout le temps, pour tout. Parce qu’à force de vouloir bien faire, on finit parfois par s’oublier, par ne plus savoir à quel moment c’est trop, ou à quel moment on aurait besoin, nous aussi, d’être soutenu(e).
Dans la réalité, poser ces limites, c’est souvent très concret :
“Je t’écoute, mais là je suis épuisé(e). On peut en reparler demain ?”
“Je pense à toi, mais ce soir j’ai besoin de me préserver un peu.”
“Je ne sais pas comment t’aider là, mais je suis là.”
Ce n’est pas un désengagement. C’est une forme de maturité relationnelle. C’est reconnaître que l’autre a aussi ses ressources, même quand il va mal. C’est encourager son autonomie émotionnelle au lieu de se mettre à sa place.
Et cette capacité-là, se protéger sans couper, rester en lien sans s’effondrer, on la retrouve dans ce que la philosophie du care nomme la présence juste : celle qui accompagne sans envahir, qui écoute sans absorber, qui soutient sans se dissoudre.
Dans le monde du travail, ces compétences sont rarement reconnues. On parle d’intelligence émotionnelle dans les séminaires, mais on forme encore peu aux choses simples : poser ses limites, prévenir l’épuisement empathique, différencier l’écoute de la réparation. Elles devraient pourtant faire partie du socle commun.
Enfin, il y a cette vérité que l’on oublie dans les logiques actuelles prononcée par Alice RAYBAUD et complétée par Christelle TISSOT :
"Nos relations amicales ne servent rien. Et c’est en ça qu'elles sont désintéressées."
Elles n’ont pas d’objectif, pas de retour sur investissement. Elles ne règlent pas tout. Mais elles tiennent, elles soutiennent, elles accompagnent.
Repenser le lien : et si l’amitié devenait un acte politique ?
De la convivialité à l’harmonie sociale
On apprend vite à compartimenter. À tracer la frontière entre le personnel et le professionnel, entre ce qui relèverait de l’intime et ce qui serait “à sa place” dans un cadre de travail. Dans cette logique, les liens affectifs sont souvent tolérés tant qu’ils ne prennent pas trop de place.
Et pourtant, tout montre qu’elle joue un rôle central.
Les travaux de Gilbert et al. (2011) le rappellent : le bien-être social ne dépend pas seulement de l’absence de conflits ou de solitude. Il repose sur un sentiment de cohérence entre soi et son environnement, sur l’idée que ce que l’on vit au travail n’est pas étranger à ce que l’on est. Que l’on peut habiter les relations sans se protéger en permanence.
Ce que l’on résume trop vite sous “bonne ambiance” désigne en réalité un équilibre collectif discret, mais fondamental: celui qui permet de s’exprimer, de contribuer, parfois de douter, sans que cela devienne un risque.
De leur côté, Haar et al. (2019) insistent sur un point rarement intégré dans les politiques RH : l’équilibre vie pro/vie perso est aussi une affaire de qualité relationnelle. Ce n’est pas qu’une question d’aménagement du temps, mais de savoir si l’on se sent soutenu, regardé, respecté dans les moments où les repères se déplacent.
Et c’est souvent là que l’amitié, même diffuse, joue son rôle. Pas besoin d’être proche en dehors du travail. Il suffit parfois d’une relation suffisamment solide pour offrir un point d’appui, sans attente ni enjeu, dans un quotidien professionnel qui laisse peu de place à la vulnérabilité.
L’amitié comme pilier d’une culture organisationnelle humaniste
Dans des environnements marqués par l’urgence chronique, les restructurations à répétition et l’atomisation des collectifs, cultiver l’amitié peut sembler naïf. C’est en réalité radicalement politique. Car cela suppose de refuser une vision purement utilitariste de la relation :
“Je ne suis pas ton collègue pour ce que tu m’apportes, mais parce que nous existons ensemble dans cet espace de travail.”
Soyons honnêtes : parler d’amitié au travail paraît souvent déplacé, hors-cadre, pas sérieux.
"C’est pourtant pour moi, aujourd’hui, un des gestes les plus lucides que l’on puisse poser. Car choisir de cultiver le lien, dans un contexte qui valorise la productivité, la séparation des rôles, l’efficacité sans aspérité, n’a rien d’inoffensif."
Dans Nos puissantes amitiés, la journaliste Alice RAYBAUD explore avec finesse cette idée : l’amitié n’est pas qu’un refuge émotionnel, c’est une force structurante, un espace de résilience douce. Elle montre comment ces liens, souvent sous-estimés, peuvent tenir ensemble des vies, des collectifs, des projets, là où tout semble s’effriter.
Appliquer cette vision à l’entreprise, ce n’est pas l’émotionnaliser. C’est repolitiser les conditions du lien. C’est considérer que la manière dont on se relie aux autres fait aussi partie du travail.
Et cela passe, très concrètement, par une série de gestes simples mais jamais anodins :
Saluer les personnes avec qui l’on partage l’espace,
Prendre des nouvelles sans arrière-pensée,
Proposer un déjeuner sans raison autre que celle d’être ensemble,
Créer des rituels relationnels : un temps d’équipe hebdo, un cercle d’écoute, un mot de reconnaissance partagé.
Ces pratiques ne sont pas accessoires. Elles dessinent l’ossature morale d’une organisation vivante. Elles permettent à chacun d’exister autrement que par sa fonction, de se sentir vu, accueilli, même dans ses jours moins bons. Elles participent à ce que certains appellent “climat social”, mais qui est avant tout une qualité de présence mutuelle.
Construire cette culture ne se décrète pas. Elle se tisse en creux, à travers des micro-gestes, des choix managériaux, des arbitrages quotidiens. Elle suppose aussi de considérer la relation comme une compétence à part entière, et non comme un supplément d’humanité.
Quelques mots pour conclure
Alors, qu’est-ce qu’on attend ?
Comment, à notre place, dans nos bureaux, nos équipes, nos silences, pouvons-nous réintégrer cette part oubliée de l’expérience professionnelle ? Comment réapprendre à être là, vraiment ?
À force de croire que la performance exige la distance, le lien est devenu superflu. On a relégué l’amitié aux marges, comme si elle risquait de nuire à la rigueur ou à l’efficacité. Mais ce n’est pas l’émotion qui fragilise les collectifs : c’est le vide relationnel.
Produire, coopérer, transformer sans se déshumaniser : c’est non seulement possible, c’est nécessaire. Ce n’est ni le titre qu’on affiche, ni les objectifs qu’on dépasse, ni les mails qu’on enchaîne qui font vraiment la différence. C’est la manière dont on est en lien.
La façon dont on répond à un regard, dont on tend la main, dont on choisit de rester, même quand on ne sait pas quoi dire, même lorsque ce n’est pas dans la fiche de poste, même quand ce n'est pas attendu.
Sortir du “siècle antisocial”, comme le nomme Derek Thompson, ne passera pas par une révolution de la culture managériale ou une énième responsabilité supplémentaire donnée aux RH. Mais par un geste, un mot, une attention répétée et quotidienne, invisibles aux indicateurs, mais bel et bien visibles pour celles et ceux qui les reçoivent.
Et si le siècle du lien commençait par nous ?
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