Il y a des phrases qui semblent inoffensives. « Comment ça va ? » en est la plus universelle, la plus automatique, et peut-être la plus trompeuse. Derrière ces trois mots, censés ouvrir un espace de lien, se cache souvent un rituel de façade, poli et codifié, où l’on échange pour maintenir l’harmonie mais rarement pour dire la vérité. C’est une scène banale qui en dit long sur la santé mentale en entreprise : on se parle, mais on ne se dit pas.
Au travail, cette vérité est d’ailleurs risquée : répondre « non » reste une entorse aux règles tacites qui valorisent la maîtrise, l’endurance et l’image irréprochable. Dire « ça ne va pas » peut encore être perçu comme une faiblesse qui mettrait en danger la santé mentale en entreprise… et la performance collective.
Ce simple échange révèle un paradoxe plus large : en 2025, la santé mentale est érigée en grande cause nationale, avec des engagements forts sur la déstigmatisation, la prévention, l’accès aux soins et l’accompagnement. Mais sur le terrain, les silences persistent. Les codes de l’entreprise, souvent urgence, performance, maîtrise de soi, façonnent un environnement où l’on affiche le souci de l’humain, tout en maintenant des pratiques qui découragent la parole authentique. La santé mentale en entreprise reste souvent un terrain miné, où chacun surveille ce qu’il peut ou ne peut pas dire.
Car la santé mentale au travail n’est pas une question abstraite. Elle se mesure dans la capacité d’une organisation à détecter les signaux faibles, à protéger ceux qui s’expriment, à adapter ses pratiques quand elles abîment. Elle concerne directement la qualité du lien humain dans l’entreprise, la performance durable et la capacité à tenir sans s’abîmer.
Cet article propose donc de regarder les choses en face : pourquoi un « comment ça va ? » ne suffit pas, pourquoi les grandes annonces se heurtent aux cultures d’entreprise, et comment repenser la santé mentale comme un indicateur de la santé… de l’entreprise elle-même. Car derrière chaque individu en difficulté, c’est souvent tout un système qui dysfonctionne. Et c’est là que se joue la différence entre un engagement sincère et une vitrine bien jolie. Pourquoi, alors même qu’on en parle partout, la santé mentale en entreprise reste-t-elle un sujet si difficile à faire vivre au quotidien ?

Créé par Noémie GUERRIN avec Adobe Firefly (2025, Tous droits réservés)
« Comment ça va ? » : la question qui ouvre (ou ferme) les portes
1. Un rituel social… qui ne dit rien de l’état réel
Scène connue. Couloir, badge au cou, café à la main. « Ça va ? » – « Oui, et toi ? »
C’est rapide, fluide, sans aspérités. Et surtout… sans information réelle sur l’état de l’autre.
En sociologie, Erving Goffman a montré que ces échanges sont des rituels de façade : ils servent avant tout à maintenir l’harmonie et la continuité des interactions, pas à explorer ce que l’autre vit vraiment. Dans le monde du travail, ce rituel est encore plus verrouillé, car il se joue dans un espace où l’image professionnelle compte.
On ne parle pas seulement à un collègue : on parle à un rôle, à une fonction, à une personne dont on attend qu’elle tienne la ligne.
Résultat : cette question, censée être un signe d’attention, devient un marqueur de conformité. La réponse attendue n’est pas sincère, elle est « opérationnelle » : rassurer l’autre que tout va bien, éviter d’ouvrir une parenthèse qui pourrait déranger le rythme ou la dynamique de travail.
Alors, posons les vraies questions :
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- À quoi sert vraiment ce « ça va ? » en entreprise ? À montrer qu’on se soucie de l’autre… ou à respecter une politesse professionnelle qui évite d’entrer dans le réel ?
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- Peut-on vraiment attendre une réponse sincère dans un cadre où la performance, l’efficacité et la maîtrise de soi sont valorisées, parfois au détriment de l’authenticité ?
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- Quand on demande « ça va ? », est-on prêt à entendre que non ? Ou est-ce juste un sas social pour passer à autre chose sans créer de tension ?
Ce n’est pas la question qui est mauvaise. C’est ce qu’on en fait. Et dans la majorité des cas, on en fait… rien. Et tant qu’on en fait rien, on ne crée pas les conditions d’une santé mentale en entreprise solide et assumée.
2. La peur de l’authentique : vulnérabilité et risques au travail
Répondre « non » à un « ça va ? » banal, c’est casser la mécanique. Briser un code implicite que tout le monde connaît mais que personne n’énonce. Et dans beaucoup d’entreprises, c’est prendre un risque réel : celui d’être perçu comme fragile, peu fiable, voire « problématique ».
Les sciences du travail l’observent depuis longtemps : la norme tacite, c’est de tenir. De faire bonne figure. De ne pas exposer ses difficultés. Les psychologues parlent de « norme de virilité émotionnelle », un modèle où l’on valorise la maîtrise, la résistance, l’endurance, peu importe le prix à payer en coulisses. Dans cette logique, montrer sa vulnérabilité revient à s’écarter de la norme.
Le problème, c’est que dans un environnement qui valorise cette façade, même une question posée avec les meilleures intentions peut devenir une impasse. Pourquoi ? Parce que dire la vérité implique de s’exposer. Et s’exposer peut avoir un coût : rumeurs, mise à l’écart, moins de missions intéressantes, réputation ternie.
Résultat : on garde pour soi. On filtre. On minimise. On se raconte à soi-même que « ça va passer ». Et à force, on normalise un mode de fonctionnement où le silence est une stratégie de survie. C’est exactement ainsi que se dégrade la santé mentale en entreprise : pas par les crises visibles, mais par l’accumulation de silences.
Tant qu’une organisation ne crée pas des cadres sécurisants , où la parole est accueillie, légitime, protégée, cette authenticité restera l’exception, pas la règle. Ce n’est pas une question de bonne volonté individuelle, mais de conditions structurelles. Sans elles, la question « comment ça va ? » ne sert qu’à maintenir l’illusion que tout va bien. Créer ces cadres sécurisants, c’est du concret : c’est une responsabilité de gouvernance, pas juste de soutien individuel. C’est un pilier de la santé mentale en entreprise.
3. De l’interaction au système : pourquoi le « comment ça va ? » ne suffit pas
Le « comment ça va ? » n’est pas le problème. Pris isolément, c’est même une bonne entrée en matière. Le problème, c’est l’absence de structure autour de la question. Une ouverture ponctuelle, sans dispositif derrière, ne permet pas d’aller au-delà du « small talk ».
Dans certaines entreprises, on se félicite d’avoir formé les managers à « poser la question » ou d’avoir affiché des slogans sur la santé mentale dans les couloirs. Mais derrière, rien n’a changé : pas d’espaces dédiés à la parole, pas de temps prévu pour l’écoute, pas de processus clair pour accompagner les signaux d’alerte. Résultat : la question devient un geste symbolique… et vide.
Et puis il y a le contexte. Le télétravail, par exemple, réduit considérablement la place des interactions informelles. Les signaux faibles, fatigue visible, changements de comportement, isolement, sont plus difficiles à détecter. Les études sur le travail à distance le confirment : sans rituels intentionnels de connexion, la relation se résume vite à des échanges fonctionnels. Dans ce cadre, un « ça va ? » en début de visioconférence ressemble plus à un préambule obligé qu’à une vraie porte ouverte.
Autre obstacle : la culture de l’urgence. Dans beaucoup d’organisations, la vitesse prime sur la profondeur. On veut bien « prendre des nouvelles », mais pas au point de bloquer le flux de travail ou de devoir réaménager une charge. Cela crée un paradoxe : on affiche une volonté de prendre soin, mais on ne laisse pas l’espace-temps nécessaire pour le faire.
Bref, ce n’est pas la question qui compte, mais le système qui la rend crédible.Tant que ce système n’évolue pas, parler de santé mentale en entreprise reste un exercice de communication plus qu’un acte de protection.
On pourrait croire que ce blocage autour d’un simple « comment ça va ? » n’est qu’un détail, un irritant mineur dans la vie de bureau. Mais il est révélateur d’un problème beaucoup plus profond : la santé mentale au travail reste un sujet qu’on affiche… sans vraiment le traiter.
Et c’est bien là que le paradoxe s’installe. En 2025, la santé mentale est érigée en grande cause nationale. De prime abord, c’est une avancée majeure, un signal fort. Dans la réalité, si les organisations continuent à fonctionner avec les mêmes silences, les mêmes codes, les mêmes fausses ouvertures, rien ne changera. Autrement dit : ce n’est pas parce qu’on dit « la santé mentale en entreprise est importante » qu’on la protège réellement.
Je crois profondément au fait qu’on ne brise pas des décennies de non-dits avec un effet d’annonce. Alors, posons la question : cette grande cause sera-t-elle un levier de transformation… ou ou une façade bien lisse, derrière laquelle on range vite tout ce qui dérange ? Est-ce qu’on veut transformer la santé mentale en entreprise, ou juste mieux la maquiller ?
Santé mentale, grande cause nationale 2025 : effet d’annonce ou vraie révolution ?
Sur le papier, c’est historique : en 2025, la santé mentale devient grande cause nationale.
Sur le terrain, la vraie question c’est : et alors, qu’est-ce que ça change pour nos entreprises ? Est-ce que cela change réellement la prise en compte de la santé mentale en entreprise, ou seulement la façon d’en parler ?
Parce que les chiffres sont là, et ils sont plutôt parlants : chaque année, 13 millions de personnes en France sont confrontées à un trouble psychique, et plus d’un Français sur deux a connu un épisode de souffrance psychique au cours des 12 derniers mois. Ce n’est pas un sujet « marginal » ou « exceptionnel ». C’est un enjeu collectif, qui traverse tous les secteurs, toutes les tailles d’entreprises, du commerce de trois salariés au groupe international coté en bourse.
La grande cause nationale repose sur quatre engagements majeurs :
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- Déstigmatiser les troubles psychiques : changer le regard, briser les tabous, encourager la parole libre.
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- Renforcer la prévention et le repérage précoce : sensibiliser, former, détecter les signes dès les premiers stades
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- Améliorer l’accès aux soins : développer des parcours adaptés, garantir une prise en charge équitable, y compris dans les zones sous-dotées.
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- Accompagner les personnes concernées dans tous les aspects de leur vie : emploi, logement, relations sociales.
Tout ça est ambitieux, mais si on veut éviter l’effet « belle vitrine », il faut une question clé : comment transposer ça dans le monde du travail, concrètement, maintenant ? Comment on passe de la déclaration nationale à une santé mentale en entreprise qui se vit au quotidien, dans les équipes ?
1. Déstigmatiser au travail : briser le tabou… ou l’amplifier ?
En entreprise, le tabou autour de la souffrance psychique est solide comme du béton armé.
Parler de sa santé mentale, c’est encore, dans beaucoup de contextes, prendre un risque : voir son nom associé à une étiquette, être mis à l’écart des projets stratégiques, freiné dans son évolution.
On se dit qu’il faut « déstigmatiser ». Sur le principe, personne ne dira le contraire. Mais sur le terrain, la mécanique est plus complexe. Est-ce qu’en voulant à tout prix lever le tabou, on ne risque pas parfois de l’entretenir ?
Prenons un exemple : décrire en détail ce qu’est une dépression en contexte professionnel peut permettre de mieux comprendre, de repérer, de soutenir. Mais, dans certaines cultures d’entreprise, cette même connaissance peut être utilisée, consciemment ou non, pour renforcer des préjugés :
« Ah, il a déjà fait une dépression ? Donc il risque de rechuter. »
« Elle a connu un burn-out, elle ne tiendra pas sur ce poste exigeant. »
Résultat : au lieu d’ouvrir la porte, on ferme encore plus la serrure.
Déstigmatiser sans naïveté, c’est :
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- Comprendre que la sensibilisation seule ne suffit pas si l’environnement organisationnel reste punitif envers la vulnérabilité.
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- Former à l’écoute active, oui, mais en intégrant une réflexion sur les conséquences involontaires de cette parole.
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- Rappeler que la santé mentale est un sujet collectif et qu’elle se mesure aussi à l’impact des conditions de travail — pas seulement à la « fragilité » supposée d’un individu. C’est bien de santé mentale en entreprise qu’il est question : pas « son problème », mais « notre système de fonctionnement ».
Certaines entreprises ont pris le sujet au sérieux : groupes de parole, ateliers de sensibilisation, référents santé mentale. Mais soyons lucides :
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- Tant que la carrière d’une personne peut être impactée par ce qu’elle dit de sa santé, la parole restera calibrée, filtrée, prudente.
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- Tant que l’organisation ne se remet pas en question sur ses causes internes de mal-être, la dé-stigmatisation ne sera qu’un discours « hors sol ».
Le vrai défi, ce n’est pas de parler plus de santé mentale. C’est de parler autrement, et dans un cadre qui ne transforme pas chaque aveu en un handicap invisible sur le CV. Là encore, tout se joue dans la confiance, qui est la base d’une santé mentale en entreprise viable.
2. Prévention et repérage : agir tôt, agir juste… ou renforcer le malaise ?
La prévention, ce n’est pas distribuer trois brochures et organiser une conférence annuelle sur la « gestion du stress ». C’est un travail continu, intégré au quotidien, qui demande une vigilance réelle et des ajustements concrets.
En théorie, la démarche est claire :
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- Repérer les signaux faibles : irritabilité, retrait, baisse de performance, absentéisme récurrent.
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- Former les managers à les identifier et à intervenir rapidement.
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- Adapter les conditions de travail avant que le problème ne devienne critique.
En pratique, c’est une autre histoire.
Quand la prévention tourne au contrôle
Un manager qui « repère » un signal faible mais qui n’a ni formation sérieuse, ni cadre clair pour agir, peut vite tomber dans l’interprétation à l’emporte-pièce :
« Il est moins motivé en ce moment, il doit avoir un problème perso »
« Elle a l’air fatiguée, peut-être qu’elle ne tient plus la charge »
Sans garde-fous, le repérage peut se transformer en surveillance psychologique déguisée. Résultat : le salarié se referme encore plus, par peur que ses difficultés soient interprétées comme un manque de fiabilité.
Des outils qui ne remplacent pas la présence
Questionnaires anonymes, baromètres internes, dispositifs d’alerte… tout cela peut être utile, mais pas si on s’en sert comme d’un écran de fumée. Un chiffre sur un tableau de bord ne remplace pas une vraie discussion. Et trop souvent, on se félicite d’avoir « mesuré » le climat social… sans rien changer derrière.
Former, mais aussi protéger les managers
On demande aux managers d’ »être attentifs » et d’ »accompagner ». Très bien. Mais si eux-mêmes sont sous pression, débordés, ou s’ils craignent que signaler un problème dans leur équipe les fasse passer pour incompétents, ils auront tendance à éviter le sujet.
Former à la détection des signaux faibles, oui. Mais aussi créer des espaces où le manager peut exprimer ses limites et demander du soutien sans que cela se retourne contre lui .Eux aussi font partie de la santé mentale en entreprise : on ne peut pas leur demander de porter l’ensemble sans les soutenir.
Le vrai enjeu : agir avant la casse
La prévention efficace, ce n’est pas réagir quand un collaborateur est déjà au bord du burn-out. C’est ajuster le travail en continu, reconnaître les efforts invisibles, adapter les charges, et surtout… accepter de questionner les décisions organisationnelles qui créent le mal-être.
Tant que la prévention restera un « plus » optionnel et non un élément intégré à la gestion quotidienne, elle ne sera qu’une ligne dans un plan d’action RH. C’est anticiper, adapter le travail, et intégrer la santé mentale en entreprise comme un indicateur de pilotage au même titre que la performance.
3. Accès aux soins : lever les obstacles… ou en créer de nouveaux ?
En théorie, améliorer l’accès aux soins psychiques en entreprise, c’est simple : on met en place une ligne d’écoute, on offre quelques séances de psychologue, on signe un partenariat avec un réseau de professionnels.
En réalité, le problème n’est pas que l’offre n’existe pas, mais qu’elle est souvent sous-utilisée. Et quand on creuse, les raisons sont rarement liées à la qualité du dispositif, mais à tout ce qui gravite autour : culture, perception, confiance.
Le frein numéro 1 : la peur de l’exposition
Beaucoup de salariés n’osent pas utiliser les dispositifs internes par crainte que leur démarche se sache. Même quand on garantit l’anonymat, la suspicion reste :
« Et si le RH voyait que j’ai appelé la ligne d’écoute ? »
« Et si mon manager savait que je consulte ? »
Résultat : le service existe, mais reste invisible dans les usages. Tant qu’on n’aura pas cassé cette crainte de la traçabilité, l’accès aux soins restera théorique pour une partie des salariés.
Des offres inadaptées aux réalités du terrain
Un psychologue disponible uniquement le mardi matin à l’autre bout de la ville, ce n’est pas de l’accessibilité.
Une hotline externalisée qui change d’interlocuteur à chaque appel, ce n’est pas de l’accompagnement.
Si le soin demande plus d’énergie pour y accéder que la souffrance n’en laisse, il sera abandonné en route.
Le risque de l’effet vitrine
Mettre en place un dispositif, c’est bien. Mais s’en servir comme d’un argument de communication sans vérifier son utilisation réelle, c’est se raconter une histoire. On peut afficher fièrement qu’on « prend soin » de ses salariés, alors que dans les faits, seuls 2 ou 3 collaborateurs ont utilisé le service en un an. Là encore, l’enjeu n’est pas d’afficher un numéro vert. L’enjeu est que les personnes osent l’utiliser sans peur pour leur avenir dans l’entreprise. C’est ça, une vraie santé mentale en entreprise.
Normaliser la demande d’aide
Lever les obstacles, ce n’est pas seulement financer un dispositif, c’est changer le statut social de la demande d’aide. Cela passe par :
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- Des témoignages internes (de pairs ou de dirigeants) qui montrent que consulter n’est pas un aveu de faiblesse.
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- Une communication claire et récurrente sur la confidentialité.
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- Une intégration dans la culture d’entreprise : demander de l’aide doit être aussi normal que demander une formation ou un jour de congé.
L’accès aux soins ne se résume pas à « mettre à disposition ». Il faut créer la confiance, garantir la confidentialité, adapter les modalités au terrain, et surtout… s’assurer que ce n’est pas un dispositif isolé, mais une brique d’un ensemble plus large de prévention et d’accompagnement. Dit autrement : la santé mentale en entreprise ne se sous-traite pas. Elle se construit.
4. Accompagnement global : penser l’humain dans toutes ses dimensions… ou se contenter du minimum légal ?
Accompagner un salarié, ce n’est pas seulement lui trouver une chaise ergonomique et un planning aménagé. C’est comprendre que la santé mentale ne s’arrête pas à la porte de l’entreprise et qu’elle est traversée par tout : vie perso, transitions, imprévus, fragilités.
En théorie, accompagner, c’est :
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- Offrir des aménagements temporaires de poste.
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- Faciliter un retour progressif après une absence.
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- Mettre à disposition des espaces et temps de récupération
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- Prendre en compte les contraintes personnelles (garde d’enfant, suivi médical, situation familiale).
En pratique, il y a des freins qui ramènent souvent l’accompagnement à sa forme la plus minimaliste.
L’accompagnement par défaut : gérer un « cas » plutôt qu’un parcours
Trop souvent, l’entreprise ne se mobilise qu’une fois que la situation est critique, voire médicale. On « gère un dossier » parce qu’on n’a pas le choix, mais on ne construit pas un suivi pensé dans la durée.
Le risque ? Que le salarié ait l’impression qu’on agit sur lui comme on gère un problème à résoudre, plutôt qu’on l’accompagne comme une personne à soutenir.
Le double discours
Certains discours d’entreprise affichent un « souci de l’humain », mais, en coulisses, les pratiques envoient un tout autre message :
« On t’aménage ton temps de travail… mais il faudra rattraper les heures plus tard. »
« Tu peux revenir progressivement… mais avec les mêmes objectifs que tes collègues à plein temps. »
L’accompagnement devient alors un compromis bancal qui, loin d’alléger la charge, peut aggraver la situation. Quand l’accompagnement est mal pensé, il fragilise la santé mentale en entreprise au lieu de la réparer.
Un accompagnement qui ne se décrète pas
Accompagner demande des moyens (temps, organisation, formation), mais aussi un vrai changement de posture. Cela suppose :
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- Que les managers soient outillés et soutenus pour le faire.
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- Que la direction assume que certains ajustements aient un coût ou un impact temporaire sur la productivité.
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- Que la politique RH valorise l’adaptation plutôt que la rigidité.nes);
L’entreprise : ressource ou amplificateur de souffrance ?
Une organisation peut être un point d’ancrage positif ou, au contraire, un catalyseur des difficultés existantes.
Le rôle de l’accompagnement global est de basculer du côté ressource : ne pas nier les contraintes, mais les ajuster intelligemment.
Cela demande de sortir du « tout va bien » automatique, pour accueillir la complexité réelle des parcours — y compris quand elle dérange.
Un accompagnement digne de ce nom n’est pas une faveur ponctuelle, c’est une posture durable. Et cette posture n’existe pas si elle ne s’appuie pas sur un engagement clair, des moyens concrets, et une cohérence entre ce qui est dit et ce qui est fait.
Dé-stigmatiser, prévenir, faciliter l’accès aux soins, accompagner… Sur le papier, tout le monde signe. Dans la réalité, ces engagements se heurtent à des freins culturels, organisationnels et parfois même… aux bonnes intentions mal calibrées. Oui, on peut renforcer un tabou en voulant le briser. Oui, un dispositif peut exister sans être utilisé. Oui, un aménagement peut devenir une contrainte déguisée.
Alors, rappelons-le : la santé mentale ne se transformera pas par décret ni par campagne de communication. Elle se transforme par des pratiques concrètes, soutenues, cohérentes, dans les petites comme dans les grandes entreprises. Et surtout, elle se transforme quand on accepte de regarder en face ce qui, dans nos organisations, fabrique du mal-être.
C’est justement la question qui se pose maintenant : si on la regarde comme un organisme vivant, l’entreprise, elle, est-elle en bonne santé ? C’est l’un des déterminants majeurs d’une santé mentale en entreprise durable.
L’entreprise est-elle malade ? Symptômes, causes et pistes d’action
Poser la question de la santé mentale au travail, c’est aussi poser la question de la santé de l’entreprise elle-même. Car une organisation, en sociologie, n’est pas une machine : c’est un organisme vivant, traversé par des interactions humaines, des rapports de pouvoir, des dynamiques culturelles.
Comme tout organisme, elle peut connaître des tensions passagères… ou développer des pathologies. Et parfois, les symptômes visibles — turn-over, absentéisme, conflits — ne sont pas des problèmes isolés, mais les signaux d’un corps social sous tension qui peine à concilier humanité et rentabilité.
« La souffrance psychique au travail n’est pas un symptôme individuel, c’est le signal d’un système en difficulté. »
1. Des indicateurs préoccupants
Les chiffres ne mentent pas. Mais ce qui est inquiétant, ce n’est pas seulement leur niveau, c’est leur inertie.
Le baromètre santé mentale et QVCT 2025 d’Ipsos/Qualisocial le confirme :
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- 25 % des salariés se déclarent en mauvaise santé mentale.
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- Ce chiffre est strictement identique à celui de 2024. Pas de dégradation… mais aucune amélioration non plus. Autrement dit, malgré les discours, les plans d’action, les labels et les engagements, on stagne.
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- Les affections psychiques représentent désormais plus de 60 % des maladies professionnelles reconnues hors tableau. Cela veut dire que la majorité des problèmes de santé liés au travail ne sont plus physiques, mais psychiques.
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- Les arrêts pour troubles psychologiques ne sont plus marginaux : ils pèsent lourd dans la durée et dans l’organisation. Un arrêt long pour burn-out, dépression ou épuisement ne désorganise pas seulement une équipe, il modifie durablement la dynamique de travail.
Le faux confort de la comparaison
On peut toujours se rassurer : « c’est comme ailleurs », « on est dans la moyenne nationale ». Sauf que se comparer à un système globalement en difficulté, c’est un peu comme dire qu’on est « en forme » parce qu’on court aussi vite que les autres… tous essoufflés.
Ce que ces chiffres disent vraiment
Ces données ne mesurent pas seulement la santé des individus, elles sont aussi le thermomètre de la santé de l’organisation :
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- Un quart des salariés en difficulté, c’est un quart de la force de travail qui fonctionne avec une énergie réduite, une attention fragmentée, une motivation affaiblie.
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- Des arrêts longs et répétés indiquent que les causes ne sont pas ponctuelles, mais structurelles.
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- Le poids croissant des affections psychiques montre que l’entreprise n’est pas seulement un lieu où on subit la pression du travail… mais parfois un lieu où elle se fabrique.
Le vrai problème derrière les chiffres
Le plus inquiétant, ce n’est pas ce qu’on voit, c’est ce qu’on ne mesure pas :
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- Les salariés qui restent en poste malgré un état psychologique dégradé (présentéisme).
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- Ceux qui s’autocensurent pour éviter de déclencher un arrêt et « laisser tomber l’équipe ».
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- Les signaux faibles qui ne sont jamais détectés ou qui sont minimisés.
Ces zones grises ne figurent dans aucun baromètre, mais elles pèsent lourd sur la productivité, la qualité du travail et la dynamique des équipes. Elles pèsent directement sur la santé mentale en entreprise, souvent sans jamais être nommées.
Constat : Ces indicateurs sont des alarmes répétées. Les ignorer ou se contenter de dire « ça va, c’est stable » revient à laisser un patient avec 40° de fièvre parce que « ça n’empire pas ». La question n’est donc pas de savoir si l’entreprise est malade, mais pourquoi, malgré les alertes répétées, elle tarde à se soigner.
2. Les causes : multifactorielles, mais pas insaisissables
Les causes de la dégradation de la santé mentale au travail sont multiples, mais elles ne sont ni floues ni mystérieuses. Elles sont documentées depuis des années par la sociologie, la psychologie du travail et les retours terrain. Ce qui manque, ce n’est pas le diagnostic : c’est la volonté de traiter ce qui dérange. Et voici quelques exemples, mais la liste n’est pas exhaustive.
a) Intensification du travail : faire plus avec moins
Le modèle de Karasek le démontre depuis longtemps : le stress augmente lorsque les exigences sont élevées et l’autonomie faible.
Aujourd’hui, beaucoup de salariés doivent absorber :
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- des consignes changeantes, parfois contradictoires,
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- des objectifs irréalistes,
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- des moyens en baisse ou gelés.
On parle de travail empêché quand on n’a pas les conditions pour faire correctement son métier, et de travail insensé quand les tâches demandées semblent déconnectées de toute utilité réelle.
Dans les deux cas, la frustration monte et l’épuisement suit.
Plus la cadence s’accélère, plus l’humain disparaît derrière l’exigence. Et cette intensification n’épargne ni les cadres ni les opérateurs : chacun est sommé de « tenir », quel qu’en soit le coût.
b) Brouillage des frontières vie pro / vie perso : la fatigue invisible
Le numérique a définitivement aboli la frontière entre le bureau et la maison. Les mails le soir, les notifications à 23h, les réunions qui grignotent la pause déjeuner : la loi sur le droit à la déconnexion existe, mais dans les faits, la culture du « toujours disponible » reste dominante.
Le techno-stress est bien documenté : hyperconnexion = absence de récupération psychique.
Le paradoxe, c’est qu’on voit parfois des entreprises organiser des formations sur la déconnexion… tout en envoyant les convocations le soir ou le week-end. Cette dissonance détruit la crédibilité du message.
c) Déficit de reconnaissance : l’effort invisible qui épuise
Christophe Dejours l’a montré (et bien d’autres également) : la reconnaissance est un pilier de la santé mentale au travail.
Elle ne se limite pas à féliciter les résultats : elle concerne aussi la qualité du travail fourni et la difficulté surmontée.
Quand l’investissement n’est pas vu, ou quand on ne mesure le travail qu’aux indicateurs chiffrés, on génère une souffrance éthique.
Ce n’est pas l’effort qui épuise, c’est l’effort invisible.
Et ce n’est pas tant le travail qui blesse, c’est le silence autour de ce qui coûte.
À long terme, ce déficit de reconnaissance mine la motivation, entretient un sentiment d’injustice et pousse certains à décrocher.
d) Manque de soutien managérial : l’isolement organisationnel
Le soutien perçu — hiérarchique et collégial — est un amortisseur du stress. Son absence est un facteur aggravant de la charge mentale.
Le problème, c’est que beaucoup de managers sont :
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- sous-formés à la gestion humaine,
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- eux-mêmes sous pression,
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- dans la crainte que signaler des difficultés dans leur équipe soit perçu comme un aveu d’incompétence.
Résultat : certains adoptent un management absent, intrusif ou déshumanisé, aggravant la détresse au lieu de l’atténuer.
Former les managers à ces enjeux ne devrait pas être un « plus » : c’est une condition de santé organisationnelle, autant pour les équipes que pour eux-mêmes.
e) Instabilité structurelle et réorganisations permanentes
Réorganisations à répétition, objectifs mouvants, injonctions floues : tout cela installe un climat d’incertitude permanent.
Richard Sennett parle de « capitalisme flexible » : les repères disparaissent, la continuité n’est plus garantie, et un état d’anomie s’installe — perte de règles stables, perte de sens, perte de lien.
Quand les règles changent tout le temps, l’humain perd ses appuis et sa motivation avec.
f) Tabou autour de la parole sur la souffrance : le risque de se livrer
Nous avons introduit l’article avec cette notion, mais il me semble important d’insister. C’est peut-être le paradoxe le plus fort : on affiche vouloir parler de santé mentale, mais dans beaucoup de structures, dire « ça ne va pas » reste risqué.
Les salariés savent que montrer une vulnérabilité peut :
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- impacter leur image professionnelle,
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- réduire leurs opportunités,
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- nourrir des préjugés durables.
La « norme de virilité émotionnelle » (ne pas faillir, ne pas flancher) est toujours bien ancrée.
Résultat : autocensure, isolement, honte.
Et soyons lucides : tant qu’une entreprise n’aura pas mis en place de mécanismes clairs, visibles et protecteurs pour traiter la parole exprimée, celle-ci restera une prise de risque plus qu’un levier de mieux-être. Tant que ce risque existe, la santé mentale en entreprise reposera sur l’auto-censure plutôt que sur la confiance.
Quelques mots pour conclure…
Les causes sont connues. Elles sont mesurables, observables et donc traitables. Mais elles demandent d’agir là où c’est le plus difficile : sur les structures, la culture et les pratiques réelles. La différence entre les deux, c’est la volonté réelle d’intégrer la santé mentale en entreprise dans la stratégie – pas seulement dans les discours.
On sait désormais pourquoi la santé mentale reste un angle mort : un mélange de tabous, de décalage entre discours et actes, et de causes structurelles qu’on préfère éviter de toucher. On sait aussi que protéger la santé mentale en entreprise n’est pas une faveur accordée aux salariés fragiles : c’est une responsabilité de direction, un enjeu de pérennité.
Reste une question : qu’est-ce qu’on peut faire, concrètement, pour que ça change ?
Dans la deuxième partie, que j’aurai le plaisir de vous partager le mois prochain, on parlera de ce qui marche vraiment… et de ce qui ne marche pas, même si ça a l’air séduisant sur le papier. Nous verrons comment mettre en place des pratiques qui soutiennent réellement la santé mentale en entreprise – pour les équipes, mais aussi pour les dirigeants.
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