La première partie de ce dossier sur le harcèlement au travail, publiée en septembre, posait les bases.
Nous avons exploré ce qui, dans les comportements, les cultures d’entreprise et les dynamiques collectives, permet au harcèlement de se développer. Nous avons tenté de mettre des mots sur l’invisible, d’éclairer les ressorts psychologiques, sociologiques et organisationnels qui rendent ces situations si destructrices… et si souvent banalisées.
Mais comprendre ne suffit pas.
Il faut maintenant agir. Prévenir. Encadrer. Réparer.
Et surtout, ne plus se contenter de réponses ponctuelles ou de dispositifs symboliques.
Ce second volet est consacré à l’action. Il ne s’agit pas de dérouler une liste de mesures à cocher, mais de penser la lutte contre le harcèlement comme un chantier collectif et permanent, à la croisée du droit, du soin et du courage managérial.
Ce dossier sur le harcèlement au travail s’adresse à toutes les parties prenantes : dirigeant·es, RH, managers, représentants du personnel, salarié·es.
Il rappelle que prévenir le harcèlement, ce n’est pas simplement éviter les crises. C’est créer un cadre sain et sécurisé, où chacun peut travailler sans peur, sans humiliation, sans devoir se taire.
Dans les lignes qui suivent, vous trouverez des repères concrets, des points d’appui, des zones à éclairer. Pour que la prévention ne reste pas un mot creux. Et que l’action ne commence pas trop tard.

Créé par Noémie GUERRIN avec Adobe Firefly (2025, Tous droits réservés)
Prévenir et agir : une approche systémique et humaine
Le harcèlement au travail ne disparaît pas par décret.
Il ne suffit pas d’une charte accrochée dans le couloir ou d’une formation annuelle pour qu’il cesse d’exister. Le prévenir, le détecter, y répondre et le réparer exige une approche globale, systémique, et profondément humaine.
Cela implique de penser autrement l’organisation, de former ceux qui encadrent, de protéger ceux qui parlent, de reconnaître ce qui fait mal — même quand ce n’est pas qualifié juridiquement —, et de créer un cadre clair où chacun sait ce qu’il peut faire, où aller, et à qui parler.
C’est un chantier permanent. Il demande du courage, de la lucidité, et un engagement collectif.
Nous vous proposons 6 clés concrètes pour avancer dans cette direction.
1. Ce que l’on tolérait hier, ce qui nous dérange aujourd’hui : une évolution des normes, pas un excès de sensibilité
Comprendre les situations de harcèlement au travail, c’est aussi accepter que les normes évoluent. Ce qui était considéré comme banal ou « de l’humour » dans les années 80 ou 90 peut aujourd’hui être reconnu comme un comportement toxique, voire comme un acte de harcèlement.
Et non, cela ne veut pas dire que les salarié·es sont « trop sensibles » ou « plus fragiles qu’avant ». Cela signifie simplement que la conscience collective a changé. Que l’on commence, enfin, à prendre au sérieux les effets de certaines paroles, certains gestes, certaines formes d’humiliation ordinaire.
Blagues, gestes, réflexions : la banalisation d’une violence
Pendant longtemps, des blagues sexistes, racistes, grossophobes ou homophobes ont circulé dans les couloirs des entreprises sans que personne ne les remette en cause. Elles étaient « dans l’air du temps », et ceux qui s’en offusquaient passaient pour « coincés » ou « trop sérieux ».
Ces propos sont de plus en plus questionnés aujourd’hui. Ce n’est pas un hasard. C’est le fruit d’un long chemin de conscientisation, renforcé notamment par les mouvements sociaux, les mobilisations féministes, antiracistes, ou encore les prises de parole sur les réseaux sociaux.

Ce que cela change ? Beaucoup de choses.
Parce qu’un comportement peut être perçu comme une agression, même s’il n’y a pas d’intention malveillante. Et c’est bien là le cœur du problème : l’impact prime sur l’intention.
La théorie du « bon stress » : un mirage bien installé
Autre croyance tenace : celle du « bon stress », censé galvaniser les équipes, booster la créativité, faire « sortir de sa zone de confort ».
On a longtemps valorisé les environnements de travail sous pression, pensant que l’exigence poussait à l’excellence.
Or, les études en santé publique et en psychologie du travail sont sans appel : le stress chronique n’a rien de stimulant. Il épuise, use, abîme. Il désorganise les fonctions cognitives, affecte la mémoire, nuit à la concentration.
Il ne rend pas plus performant. Il fait tenir… jusqu’à ce que ça craque.
La rhétorique du bon stress a parfois servi à minimiser les effets délétères d’un management autoritaire ou à justifier des pratiques toxiques, en les camouflant sous des injonctions à la « résilience » ou à la « motivation ».
Sensibiliser sur le harcèlement au travail c’est aussi déconstruire ces croyances, et de les reconnaître pour ce qu’elles sont : des mécanismes de déresponsabilisation.
Ce glissement culturel est sain – mais il déstabilise
Tout changement de norme génère des résistances. Certains s’inquiètent de « ne plus savoir ce qu’on peut dire ou faire », de « marcher sur des œufs ».
Mais cette gêne est souvent le signe d’un système qui apprend à poser des limites plus justes. Ce n’est pas une dérive. C’est une évolution.
Ce que nous appelons aujourd’hui harcèlement au travail n’a pas surgi par hasard. Il était là. Simplement, on ne l’écoutait pas, ou on refusait de le nommer.
Le rôle de l’entreprise aujourd’hui est double : prévenir ces comportements, mais aussi accompagner cette transition culturelle, en donnant des repères, en clarifiant ce qui est acceptable et ce qui ne l’est plus.
2. Redéfinir et nommer le harcèlement : lever les ambiguïtés
Dans un contexte où les normes évoluent rapidement, la tentation est grande de vouloir tout nommer pour ne plus rien taire. Et c’est légitime.
Mais à force de vouloir désigner, nous risquons parfois de confondre. Et ce flou peut être aussi dangereux que le silence.
Aujourd’hui, le mot « harcèlement » est omniprésent. Il devient parfois une étiquette réflexe, collée à toute situation désagréable, tendue, conflictuelle, ou simplement mal vécue. Or, tout mal-être au travail n’est pas du harcèlement.
Tout désaccord hiérarchique, toute critique, toute maladresse relationnelle ne relève pas nécessairement de cette qualification.
Et c’est précisément pour cela que le mot doit être manié avec rigueur.
Le harcèlement, un terme juridique avant d’être émotionnel
Comme nous l’avons vu dans la première partie de ce dossier, le harcèlement au travail est une notion encadrée par la loi. En France, c’est l’article L.1152-1 du Code du Travail, introduit en 2002 dans la foulée de la loi de modernisation sociale, qui pose un cadre clair :
Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
Cette définition repose sur trois critères fondamentaux :
- la répétition des agissements,
- la dégradation des conditions de travail,
- et les effets dommageables sur la santé ou la dignité de la personne.
Il ne s’agit donc pas d’un ressenti subjectif isolé, ni d’un événement ponctuel.
Le harcèlement moral est une mécanique destructrice, qui s’inscrit dans la durée et dans un rapport de force. Le harcèlement sexuel, quant à lui, bénéficie d’un cadre encore plus strict, dans lequel la répétition n’est pas toujours nécessaire (article L.1153-1 du Code du travail).
Cette rigueur n’est pas là pour minimiser. Elle est là pour protéger, pour éviter les amalgames, et pour garantir des recours solides à ceux qui en ont réellement besoin.
Si tout est harcèlement… alors plus rien ne l’est vraiment
Comme pour le mot « burn-out », le danger d’une surutilisation du terme est qu’il finisse par perdre sa force, sa gravité, sa portée juridique et sociale.
Lorsque l’on qualifie de harcèlement un simple conflit, un désaccord sur les priorités, une remarque mal formulée, ou même un management exigeant mais non maltraitant, on brouille les repères. On affaiblit la reconnaissance des vraies situations de violence, celles qui laissent des traces durables, invisibles mais bien réelles.
Nommer avec justesse, c’est respecter les victimes.
C’est éviter qu’elles ne se retrouvent mises au même niveau que celles qui parlent à tort. Leur parole doivent être entendue, crue, prise au sérieux, pour aboutir à des mesures justes, proportionnées, réparatrices.
Sensibiliser sans hystériser : former à discerner, pas à suspecter
Cela ne veut pas dire qu’il faut minimiser. Au contraire.
C’est précisément pour cela que la sensibilisation et la formation sont essentielles : pour éduquer au discernement, pour donner des repères clairs, pour aider chacun à identifier ce qui est acceptable, ce qui est maladroit, et ce qui est véritablement toxique ou répréhensible.
Former sur les comportements à risque, expliquer la différence entre pression managériale légitime et dérive autoritaire, entre humour partagé et humiliation déguisée, c’est permettre de sortir de la confusion.
C’est aussi éviter de tomber dans une culture de la suspicion généralisée, qui finit par paralyser les relations de travail plutôt que de les pacifier.
Mettre des mots sur le harcèlement au travail, pas des étiquettes
Donner aux personnes les moyens de nommer ce qu’elles vivent, c’est leur offrir un levier de compréhension et d’action.
C’est leur rendre leur pouvoir d’agir, souvent mis à mal par des situations d’emprise ou de confusion.
Mais mettre des mots justes, ce n’est pas mettre des étiquettes à la va-vite. C’est apprendre à parler avec nuance, courage, et précision.
Ce sont les vraies victimes qui en paient le prix de ce mot galvaudé, .
Et parce qu’à force de tout confondre, on ne règle rien.
On aggrave le flou, on dépolitise les enjeux, on neutralise la parole.
Prévenir le harcèlement au travail passe donc INÉVITABLEMENT par la formation et cela contribue à rappeler où se trouvent les limites, sans les déplacer selon l’émotion du moment.
3. Rester attentif aux signaux faibles : l’art de l’observation
Repérer les comportements problématiques est une première étape. Mais pour agir vraiment, encore faut-il savoir à quoi on répond. Une remarque déplacée n’est pas une preuve. Un mal-être persistant n’est pas encore un diagnostic. Et un changement d’attitude peut être le signal d’un mal plus profond… ou non.
Un collaborateur qui change brusquement de comportement, se replie sur lui-même, voit ses performances chuter sans raison apparente, s’isole, s’absente plus souvent, ou présente des troubles du sommeil, de l’appétit ou de l’attention… Tous ces signes, pris isolément, peuvent sembler anodins.
Mais mis en lien, et dans un certain contexte, ils peuvent révéler une situation qui perdure. Une souffrance invisible. Un mécanisme toxique à l’œuvre.
Encore faut-il utiliser les bons outils pour lire ces signaux, selon ce que l’on cherche à détecter. C’est là qu’il faut distinguer deux démarches essentielles : l’audit de prévention et l’enquête interne.
L’audit de prévention : anticiper les risques, comprendre les dynamiques
L’audit est un outil de prévention primaire. Il ne part pas d’un signalement ou d’une suspicion. Il part d’un besoin de compréhension en amont : quels sont les facteurs de risques présents dans l’organisation ? Où se trouvent les tensions latentes ? Comment circulent la parole, la reconnaissance, le pouvoir ?
Il permet d’identifier les zones grises : des pratiques managériales à risque, une surcharge chronique, une culture du silence, une pression sur les résultats qui laisse peu de place à l’humain…
L’objectif n’est pas de désigner des coupables, mais de mettre à jour les failles systémiques. Celles qui, si elles sont ignorées, deviennent le terreau du harcèlement demain.
C’est une démarche préventive, systémique et collective, qui implique souvent des entretiens, des questionnaires, une analyse du fonctionnement réel du travail. Elle doit être menée par des intervenants formés, capables de croiser les niveaux de lecture : organisationnel, psychologique, relationnel.
L’enquête interne : établir les faits, protéger les personnes
L’enquête intervient après coup, lorsqu’un signalement a été fait, ou lorsqu’un doute sérieux existe sur une situation de harcèlement. Elle répond à une obligation légale de l’employeur : en cas d’alerte ou de suspicion fondée, l’entreprise doit enquêter.
Mais attention : il ne s’agit pas d’une démarche improvisée ou informelle.
L’enquête interne est une procédure délicate, rigoureuse, cadrée, qui doit :
- être menée par des personnes formées, neutres et indépendantes (internes ou externes),
- garantir la confidentialité de toutes les parties prenantes,
- recueillir des éléments factuels et recouper les témoignages,
- établir la matérialité des faits, sans précipitation ni complaisance.
Elle a pour objectif de protéger les personnes concernées, de qualifier objectivement la situation, et de proposer des suites adaptées (sanctions, mesures de protection, accompagnement, etc.).
Là où l’audit cherche à prévenir, l’enquête cherche à faire la lumière et à réparer.

4. Penser collectif autant qu’individuel : le harcèlement au travail, un problème systémique
On parle trop souvent du harcèlement au travail comme s’il s’agissait d’un problème de personne : un·e « harceleur·se », une « victime », une « relation toxique ».
Mais ce serait une erreur de lecture. Car bien souvent, le harcèlement ne naît pas dans le vide. Il prend racine dans un écosystème organisationnel, relationnel et culturel qui, parfois sans le vouloir, tolère, banalise, ou invisibilise certains comportements.
Sanctionner un individu est parfois nécessaire.
Mais si l’on s’arrête là, si l’on ne questionne pas le système qui a permis, entretenu, ou laissé faire, alors le problème resurgira ailleurs. Sous une autre forme. Avec d’autres visages.
Le harcèlement comme révélateur d’un déséquilibre collectif
Derrière les situations de harcèlement avérées, on retrouve souvent un même terreau :
- Des objectifs irréalistes, qui mettent les équipes sous tension permanente.
- Une surcharge de travail chronique, qui laisse peu de place à l’écoute, à la nuance, à la coopération.
- Une culture du résultat, qui sacrifie l’humain sur l’autel de la performance.
- Un manque de ressources managériales, qui empêche les responsables de jouer leur rôle de régulation.
- Une compétition interne exacerbée, qui pousse à l’individualisme, à la méfiance, à la lutte de territoire.
Toutes ces dimensions nourrissent une ambiance délétère, dans laquelle les comportements abusifs peuvent s’installer sans résistance.
C’est pourquoi la prévention, comme nous l’avons évoqué plus haut, passe aussi par un audit de l’organisation du travail elle-même.
Pas pour accuser, mais pour mettre à jour les rouages invisibles, les règles implicites, les injonctions paradoxales, les impensés managériaux.
Transformer la culture de travail : un levier fondamental
La prévention du harcèlement ne peut se limiter à des actions correctives.
Elle suppose une transformation profonde des codes culturels de l’entreprise : ce que l’on valorise, ce que l’on tolère, ce que l’on tait, ce que l’on célèbre.
Cela implique de créer une culture où :
- la collaboration prime sur la rivalité,
- la parole est possible, même lorsqu’elle dérange,
- les erreurs sont vues comme des occasions d’apprentissage, et non comme des fautes à punir,
- la reconnaissance ne se limite pas à l’atteinte des objectifs, mais intègre le respect des personnes et la qualité relationnelle.
Autrement dit, une culture où la sécurité psychologique est une norme collective, et non pas réservé à quelques équipes privilégiées.
Ce travail n’est pas instantané. Il demande du courage, de la cohérence, et une vision de long terme.
Mais il est le seul rempart durable contre la répétition des violences.
5. Clarifier les rôles et responsabilités : qui fait quoi ?
La prévention et la gestion du harcèlement au travail nécessitent également une cartographie claire des rôles et des responsabilités à tous les niveaux de l’entreprise.
- Les référents harcèlement : la loi impose aux entreprises de plus de 250 salariés de désigner un référent harcèlement sexuel et agissements sexistes au sein du CSE, et un référent harcèlement moral au sein de la direction (souvent RH). Ces référents doivent être formés et être des interlocuteurs de confiance, accessibles et neutres. Leur rôle est d’informer, d’orienter, de conseiller et de faciliter la prise en charge des situations.
- Les managers : ils sont en première ligne. Quand ce n’est pas le manager qui harcèle, il est un acteur clé de la détection et de la prévention. Ils doivent être formés à repérer les signaux faibles, à écouter, à désamorcer les tensions, et à savoir vers qui orienter leurs collaborateurs. Leur rôle est de créer un climat de confiance au sein de leur équipe, où chacun se sent en sécurité pour exprimer ses difficultés.
- Les équipes RH : elles sont le pivot de la politique de prévention. Elles doivent élaborer des politiques claires, mettre en place les formations, gérer les signalements, mener les enquêtes internes et assurer le suivi des situations. Elles doivent être formées non seulement aux aspects juridiques, mais aussi aux dynamiques psychologiques et relationnelles.
- Les représentants du personnel (CSE) : le Comité Social et Économique joue un rôle central. Il procède à l’analyse des risques professionnels, met en place des actions de prévention, et dispose d’un droit d’alerte en cas de situation de harcèlement. Il mène des enquêtes conjointes avec l’employeur et peut saisir l’inspection du travail ou le Conseil des Prud’hommes.
- Les services de prévention et de santé au travail : le médecin du travail est un acteur essentiel. Il est habilité à alerter l’employeur sur les risques ou violences subies par les collaborateurs, à proposer des mesures pour y remédier, et à accompagner les victimes sur le plan de leur santé.
Mais pour que cette répartition des rôles soit réellement utile, encore faut-il qu’elle soit claire, visible et connue de tous.
Trop souvent, les dispositifs existent… sur le papier. Mais dans les faits, les salarié·es ne savent pas vers qui se tourner, ou n’osent pas, faute d’information, de clarté ou de confiance.
C’est pourquoi il est essentiel que la prévention du harcèlement fasse l’objet d’une communication régulière, lisible et incarnée.
Des campagnes internes doivent être mises en place pour rappeler les ressources disponibles, les personnes référentes, les modalités de signalement, les garanties de confidentialité.
Ces messages doivent être accessibles à tous les niveaux de l’organisation, visibles dans les lieux de passage, intégrés aux temps forts RH (onboarding, entretiens annuels, formations).
L’objectif n’est pas d’inquiéter, mais de rendre naturel le fait de parler, de dire quand quelque chose ne va pas, de solliciter un relais.
Car c’est aussi cela, la prévention : permettre une détection précoce, avant que la situation ne dégénère, avant que la souffrance ne s’installe.
Créer un cadre clair, c’est permettre aux salarié·es de ne pas rester seuls, de trouver des appuis rapidement, et de faire un pas vers la sortie de l’isolement.
6. Protéger les victimes et sanctionner les harceleurs : Tolérance Zéro
Parler, pour une victime de harcèlement au travail, n’est jamais anodin.
C’est souvent un acte de survie. Un pas immense, fait dans l’incertitude, avec la peur de ne pas être cru·e, la peur du regard des autres, la peur des représailles, la peur de perdre son travail ou sa réputation.
Et trop souvent, cette parole se heurte à un mur : on minimise, on temporise, on « ne veut pas faire de vagues ».
C’est pourquoi la première réponse, la plus essentielle, doit être celle-ci :
« Je te vois. »
« Je reconnais ce que tu as vécu. »
« Tu n’es pas seul·e. »
Avant même les procédures, avant les sanctions, c’est cette reconnaissance qui permet à la personne de sortir de l’ombre. D’envisager la reconstruction. De retrouver sa dignité.
Nommer ce qu’elle a vécu. Lui dire que ce n’est pas elle le problème. Que ce n’est pas une fragilité, une faiblesse ou une sensibilité excessive. C’est le minimum.
Sanctionner clairement : rétablir la justice, sans équivoque
Tolérance zéro ne veut pas dire réaction démesurée. Cela veut dire cohérence entre les faits et les réponses.
Les comportements de harcèlement doivent être sanctionnés sans ambiguïté, conformément à la loi, au règlement intérieur, et à la gravité des faits établis.
C’est le rôle de l’organisation de poser ce cadre.
De dire que certains comportements ne seront jamais tolérés.
Et que la honte doit changer de camp.
Confidentialité et transparence : l’un ne va pas sans l’autre
Il est impératif de protéger la confidentialité des victimes. Rien ne doit fuiter, et tout doit être mis en œuvre pour que leur parole ne les mette pas davantage en danger.
Mais cela n’interdit pas une communication claire et sobre auprès des équipes : non sur les détails, mais sur le fait que des mesures ont été prises, que l’entreprise a réagi, que les comportements en question ne sont pas restés impunis. Cela envoie un message puissant : « Nous écoutons. Nous agissons. Nous protégeons. »
Accompagner les victimes : réparer, pas seulement sanctionner
Sanctionner l’auteur, ce n’est pas suffisant.
Il faut aussi prendre soin de la victime dans la durée.
L’accompagner psychologiquement, l’aider à se reconstruire, à retrouver un sentiment de sécurité, à reprendre confiance. Lui donner les moyens de se projeter à nouveau professionnellement, sans porter éternellement les traces du silence qu’on lui a trop longtemps imposé.
Parce que ce n’est pas le fait de parler qui abîme : c’est ce que l’on fait — ou non — de cette parole.
Et quand ce n’est pas du harcèlement ? Reconnaître, soutenir, sans déqualifier
Parfois, les faits rapportés par une personne ne répondent pas aux critères juridiques du harcèlement. Il n’y a pas de répétition formelle, pas d’intention de nuire identifiée, pas d’éléments suffisants pour enclencher une procédure.
Mais cela ne signifie pas qu’il ne s’est rien passé.
Et cela ne veut surtout pas dire que la souffrance n’existe pas.
Dans ces situations, il est essentiel de ne pas invalider l’expérience vécue.
De ne pas répondre par un simple « ce n’est pas du harcèlement », comme s’il fallait ranger la parole dans une boîte, puis refermer le couvercle.
Il est possible ET NÉCESSAIRE de dire :
« Ce que tu vis ne relève peut-être pas du harcèlement au sens strict. Mais ce que tu ressens est légitime. Ta souffrance mérite d’être entendue. Et nous allons chercher, ensemble, comment y répondre. »
Cela peut passer par une médiation, un aménagement, une discussion restaurative, une prise en charge psychologique ou une réorganisation du travail.
L’objectif n’est pas de faire entrer à tout prix une situation dans une définition. C’est d’offrir un espace d’écoute, une réponse adaptée, et une reconnaissance.
Parce que dire « je ne peux pas qualifier ce que tu vis comme harcèlement », ce n’est pas dire « je ne te crois pas ». C’est dire « je t’écoute, et je vais t’aider autrement ».
Et souvent, c’est tout aussi déterminant pour reconstruire.
Que faire si l’on détecte une situation de harcèlement en entreprise ?
Être confronté à une situation de harcèlement, en tant que victime, témoin ou manager, suscite un mélange de peur, d’impuissance, de doutes et souvent… de solitude. Le sentiment d’être piégé dans une mécanique violente, souvent invisible aux yeux des autres, est fréquent. Et pourtant, il est fondamental de rappeler ceci : personne ne devrait avoir à affronter cela seul.
Il existe des recours. Des ressources. Des appuis.
Encore faut-il les connaître, savoir les activer… et se sentir légitime pour le faire.
1. La démarche interne à l’entreprise : le premier palieres multiples visages du harcèlement au travail
Quand le cadre de travail le permet – c’est-à-dire lorsque les processus sont clairs, les personnes référentes identifiées, et la parole sécurisée –, il est souvent pertinent de tenter un traitement interne.
Mais précisons tout de suite : la voie interne ne signifie pas “moins grave”. Elle signifie “encore traitable dans un cadre professionnel”.
Et cela implique deux conditions : la volonté réelle de l’entreprise d’agir et la capacité à le faire proprement.
Signalement : briser le silence dans les règles de l’art
Le signalement est un acte difficile. Il peut raviver la honte, faire ressurgir la peur d’être étiqueté comme “problématique”, ou encore créer un sentiment de trahison dans l’équipe.
Un signalement bien traité commence par un accueil digne.
Cela signifie :
- être écouté sans minimisation ni dramatisation,
- ne pas être interrompu,
- ne pas voir sa parole immédiatement mise en doute,
- bénéficier d’un cadre confidentiel clair.
La personne peut signaler les faits à un référent harcèlement, un membre du CSE, un manager de confiance, ou aux RH.
L’entreprise a la responsabilité de ne jamais laisser ce signalement sans suite. Ne rien faire, c’est aggraver les faits.
Enquête interne : une procédure, pas une discussion
Une enquête interne, lorsqu’elle est déclenchée, ne doit jamais être improvisée. Elle ne se résume pas à “demander ce qui s’est passé” autour d’un café ou dans un couloir. Elle obéit à un cadre déontologique, méthodologique et juridique précis.
Voici ce que cela implique :
- Une neutralité absolue : L’enquête doit être menée par des personnes formées et sans lien hiérarchique ou affectif avec les protagonistes. Il est souvent recommandé de faire appel à un tiers externe (psychologue du travail, juriste, enquêteur spécialisé, IPRP).
- Une méthode rigoureuse : L’enquête ne vise pas à trancher sur une intention (qu’il est souvent impossible d’objectiver), mais à analyser des faits, des impacts, des dynamiques relationnelles, dans un contexte donné.
- Un recueil pluriel : On ne peut pas se contenter d’écouter la victime et le mis en cause. Les témoins, collègues, responsables, ou toute personne indirectement concernée doivent être entendus, avec leur accord.
- Un accompagnement : La personne qui déclare les faits doit être accompagnée tout au long de la démarche. On ne peut pas la laisser seule une fois le signalement posé, en attente d’un verdict.
C’est là que le soutien psychologique, les entretiens réguliers et la prise en compte de ses ressentis sont essentiels.
Ce que l’enquête ne doit pas devenir :
- Un instrument de disqualification de la victime.
- Une fausse médiation pour “calmer les esprits”.
- Un prétexte pour déplacer la personne ciblée plutôt que de traiter le fond du problème.
- Un acte administratif sans suite réelle.
Si l’enquête confirme des éléments constitutifs de harcèlement (ou d’autres faits graves), l’entreprise est dans l’obligation d’agir, sous peine de voir sa responsabilité engagée (article L4121-1 du Code du travail).
2. Mettre des mots sur ce que je vis : une trame pour objectiver les faits
Cette trame ne remplace pas une enquête, mais elle facilite le signalement et aide à structurer sa pensée, à gagner en clarté, et à oser en parler. À remplir pour soi-même, à partager avec un référent ou un professionnel si besoin.
Que se passe-t-il concrètement ?
- Quels sont les faits précis que vous avez vécus ?
Essayez de décrire des comportements observables, des mots exacts, des gestes précis. - À quelle fréquence cela se produit-il ? Depuis combien de temps ?
- Qui est concerné (auteur présumé, témoins éventuels, personnes de confiance) ?
Exemple : « Mon responsable m’isole systématiquement des réunions d’équipe depuis 2 mois », ou « Un collègue me dénigre devant les autres chaque lundi en réunion. »
Comment vous sentez-vous ?
- Quels effets cette situation a-t-elle sur votre moral, votre santé physique ou psychique ?
Fatigue, stress, sommeil perturbé, angoisse, perte d’estime de soi, isolement, etc. - Votre comportement au travail a-t-il changé ?
Baisse de performance, repli, erreurs inhabituelles, envies de partir…
Y a-t-il eu des tentatives pour agir ?
- Avez-vous déjà parlé à la personne concernée ? À un collègue ? À un manager ?
- Une alerte a-t-elle été donnée ? Si oui, quelle a été la réaction ?
- Avez-vous tenté d’exprimer votre malaise ? À qui ? Avec quels mots ?
Suis-je face à un conflit ou à du harcèlement ?
Cette question est légitime. Voici quelques repères pour faire la différence :
Conflit professionnel | Harcèlement |
Tensions ponctuelles | Répétition de faits hostiles |
Lié à une situation ou à un désaccord | Vise la personne en tant que telle |
Possibilité de dialogue | Isolement, domination, peur |
Résolution possible avec médiation | Épuisement, perte de repères, sentiment d’être ciblé·e |
Se poser cette question ne remet pas en cause votre souffrance. Elle permet d’orienter la bonne réponse.
Quels documents ou éléments pourraient m’aider ?
- Avez-vous conservé des mails, SMS, messages vocaux, comptes rendus de réunions ?
- Existe-t-il des témoins directs ou indirects de la situation ?
- Tenez-vous un carnet ou un journal de bord (dates, faits, ressentis) ?
Ce journal, confidentiel, peut être précieux pour prendre du recul et garder une trace.
Qu’attendez-vous aujourd’hui ?
- De quoi avez-vous besoin pour vous sentir soutenu·e ?
Écoute, reconnaissance, action concrète, changement d’équipe, accompagnement… - À qui avez-vous envie d’en parler ?
Référent harcèlement, RH, CSE, médecin du travail, psychologue, manager…
3. Les recours possibles : quand la justice s’en mêle
Lorsque la parole ne suffit pas à faire bouger les lignes, ou que les faits sont particulièrement graves, d’autres recours existent. Ces démarches peuvent sembler intimidantes, complexes, voire épuisantes. Mais elles ont un rôle fondamental : reconnaître les faits, faire cesser les comportements, et restaurer un sentiment de justice.
Saisir la justice : un chemin exigeant, mais nécessaire
Pour qu’une situation de harcèlement soit reconnue par la justice, il ne suffit pas d’un ressenti. Il faut objectiver les faits, démontrer leur caractère répété ou insidieux, et établir leur impact sur la santé ou les conditions de travail.
Cela ne signifie pas que la parole des victimes est suspecte. Cela signifie que la justice a besoin d’éléments concrets pour pouvoir trancher. D’où l’importance de se faire accompagner dès les premières étapes, pour ne pas rester seul face à ce parcours.
Constituer un dossier solide
Voici les éléments qui peuvent être réunis pour soutenir une action judiciaire :
- Preuves médicales
Des certificats établis par un médecin, un psychiatre ou un psychologue attestant d’un trouble anxieux, d’un état de stress post-traumatique ou de dépression, peuvent éclairer les effets du harcèlement sur la santé. Ces documents ne prouvent pas à eux seuls l’existence du harcèlement, mais ils démontrent la réalité de la souffrance et son lien possible avec l’environnement de travail. - Témoignages directs ou indirects
Des collègues ou personnes de l’environnement professionnel qui ont été témoins des faits, ou qui peuvent attester d’un changement d’attitude, de comportements observés, ou d’un climat délétère. Ils peuvent rédiger une attestation sur l’honneur. - Traces écrites
Mails, SMS, lettres, messages vocaux, comptes rendus de réunion… Tous les éléments écrits qui permettent d’établir la matérialité des faits ou de démontrer une pression anormale, un isolement, des propos humiliants, ou un contrôle abusif.
Les recours juridiques possibles
- Le Conseil de Prud’hommes
Il peut être saisi pour obtenir la reconnaissance du harcèlement moral ou sexuel et une réparation des préjudices subis (dommages et intérêts, réintégration, résiliation du contrat aux torts de l’employeur…). La charge de la preuve est allégée : la victime doit présenter des faits laissant supposer l’existence du harcèlement, et c’est à l’employeur de prouver que ces faits ne constituent pas un harcèlement (article L1154-1 du Code du Travail). - Le Tribunal Correctionnel
Le harcèlement est également un délit pénal, inscrit dans le Code pénal (articles 222-33 pour le harcèlement sexuel et 222-33-2 pour le harcèlement moral). La victime peut déposer plainte, et l’auteur peut être condamné à des amendes ou à des peines de prison, selon la gravité des faits.
La médiation : une voie à considérer avec discernement
Dans certains cas, la médiation peut être envisagée. Elle permet à deux parties en conflit de dialoguer, accompagnées d’un tiers neutre, pour tenter de trouver une issue amiable.
Elle peut être utile lorsque :
- Les faits sont ambigus ou relèvent davantage d’un conflit relationnel que d’un harcèlement caractérisé.
- Il existe une volonté réelle, des deux côtés, de comprendre ce qui s’est passé et d’en sortir.
Mais elle ne doit jamais être imposée à la victime, ni être utilisée pour banaliser des faits graves. Si le harcèlement est avéré, si l’auteur nie les faits ou fait preuve de mauvaise foi, la médiation peut être vécue comme une double violence. Elle doit alors céder la place à des procédures plus protectrices pour la victime.
4. Identifier les interlocuteurs externes : un réseau de soutien
Lorsqu’on vit une situation de harcèlement ou de souffrance au travail, s’orienter seul·e est souvent très difficile. Le doute s’installe, la peur de se tromper, d’être disqualifié·e, ou de subir des représailles. Et parfois, l’entreprise ne joue pas son rôle de protection, par ignorance, déni, ou mauvaise foi.
C’est pourquoi il est essentiel de connaître les acteurs extérieurs vers qui se tourner. Ce sont des ressources précieuses, neutres, souvent gratuites, qui peuvent écouter, informer, conseiller, accompagner, ou tout simplement offrir un espace de validation de ce que l’on vit.
L’Inspection du Travail
Autorité publique, elle veille à l’application du Code du Travail. Elle peut être saisie par tout salarié qui estime être victime ou témoin de harcèlement, y compris de manière anonyme. L’inspection peut enquêter sur place, convoquer l’employeur, et contraindre l’entreprise à prendre des mesures correctives si des manquements sont constatés.
Bon à savoir : l’inspecteur ou l’inspectrice du travail est tenu·e à la confidentialité. Aucune information n’est transmise sans l’accord de la personne qui signale.
Les syndicats
Souvent sous-estimés, les syndicats ont une connaissance fine des droits des salariés, des rouages internes, et des dispositifs de protection. Ils peuvent :
- Aider à constituer un dossier,
- Accompagner lors d’un entretien RH ou d’une enquête,
- Porter collectivement une alerte ou une revendication,
- Et parfois débloquer une situation figée là où une voix individuelle n’y parvient pas.
Les associations spécialisées
Plusieurs associations offrent écoute, soutien, conseils juridiques et psychologiques, souvent gratuitement ou à coût réduit. Elles sont un point d’appui rassurant quand tout semble flou.
Quelques ressources utiles :
- AVFT (Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail) : pour les situations de harcèlement sexuel ou sexiste. https://www.avft.org/
- Réseau Souffrance et Travail : un collectif de professionnels engagés (médecins, avocats, psychologues, juristes) qui informe, oriente et soutient les personnes en souffrance au travail, avec une approche pluridisciplinaire et rigoureuse. https://www.souffrance-et-travail.com/
- CIDFF (https://fncidff.info/) , France Victimes, Médiation du travail, etc.
Ces structures ne font pas tout, mais elles permettent souvent de reprendre pied, de se sentir moins seul·e, et de poser des premières actions concrètes.
Les psychologues du travail
Leur rôle ne se limite pas à la prise en charge des personnes abîmées par le travail.
Ils peuvent aussi aider à :
- Mettre en mots ce qui est vécu,
- Faire le tri entre ressenti, réalité, et qualification juridique,
- Réfléchir aux options possibles (internes ou externes),
- Et accompagner, avec respect du rythme, la personne qui s’interroge ou qui souffre.
Dans certaines entreprises, ils interviennent via les services de santé au travail (SPSTI), ou dans le cadre de cellules d’écoute.
Mais il est aussi possible de les consulter en libéral, notamment lorsque l’accès à ces ressources est entravé ou inexistant.
Quelques mots pour conclure…
Le harcèlement au travail est un sujet trop complexe, trop chargé, trop douloureux pour être traité à la va-vite. Il ne suffit pas d’un plan d’action ou d’un signalement pour réparer ce qui a été abîmé. C’est un combat de fond, qui demande lucidité, courage, rigueur… et solidarité.
Ici, nous avons voulu donner des repères concrets, pour celles et ceux qui traversent l’épreuve, mais aussi pour les témoins, les RH, les managers, les dirigeant·es. Parce qu’agir ne signifie pas improviser. Et parce que, lorsqu’on se sent isolé·e, connaître les leviers et les soutiens possibles, c’est déjà commencer à reprendre du pouvoir.
Ce dossier en deux temps n’a pas vocation à tout dire. Il pose des bases, il ouvre des perspectives, il invite à aller plus loin. Car derrière chaque situation de harcèlement, il y a un système à interroger, un silence à briser, et une responsabilité à prendre. Individuelle, bien sûr. Mais aussi collective, structurelle, politique.
La suite nous appartient.
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