Au travail, nous sommes tous, un jour ou l’autre, témoins de situations qui pèsent, qui abîment, qui interrogent.

Des comportements qui, insidieusement, tissent une toile de malaise, de peur, parfois de souffrance indicible. Hostilité déguisée, surveillance excessive, dénigrement sournois, mise à l’écart du collectif, remarques humiliantes… Ces pratiques prennent des formes multiples, plus ou moins subtiles, et leur impact est souvent dévastateur.

Face à elles, notre premier réflexe est souvent de réagir avant de réfléchir. De chercher un coupable, de juger l’agresseur, et parfois, dans un réflexe de défense ou d’incompréhension, de questionner la victime elle-même.

Mais prenons-nous vraiment le temps de comprendre ce qui se joue derrière ces dynamiques ? De déconstruire ces comportements pour éviter de les reproduire, parfois sans même en avoir conscience ?

Dans cet article, je vous propose de prendre de la hauteur.

D’entrer au cœur des mécanismes du harcèlement au travail.
Non pas pour coller des étiquettes, mais pour mieux voir ce que l’on ne veut pas toujours nommer.
Parce que seule l’action lucide, réfléchie et construite permet de faire bouger les lignes en profondeur.

Créé par Noémie GUERRIN avec Adobe Firefly (2025, Tous droits réservés)

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il me semble important de clarifier ce dont nous parlons. Le harcèlement, quelle que soit sa forme, se caractérise par son intensité et sa répétition dans le temps.

« La personne qui en est victime se retrouve souvent piégée dans une souffrance durable, avec un sentiment d’impuissance écrasant. »

La personne qui en est victime se retrouve souvent piégée dans une souffrance durable, avec un sentiment d’impuissance écrasant.

Trois critères sont généralement observables dans ces situations, et leur combinaison est essentielle pour qualifier le harcèlement :

  1. La fréquence et la répétition des agissements : il ne s’agit pas d’un acte isolé, mais d’une série d’actions hostiles, dégradantes ou humiliantes qui se produisent de manière régulière.
  2. Un rapport de force déséquilibré : le harceleur se sent en position de supériorité, qu’elle soit hiérarchique, numérique (effet de groupe) ou psychologique, et exploite les faiblesses de la personne ciblée.
  3. Une forme de violence : qu’elle soit psychologique (la plus fréquente au travail), physique ou sexuelle, elle vise à dégrader les conditions de travail, à porter atteinte à la dignité, à la santé physique ou mentale, ou à l’avenir professionnel de la victime.

Pour comprendre le harcèlement, il faut croiser les regards. Celui du droit, qui pose un cadre et des limites, et celui de la psychologie et de la sociologie, qui éclairent les dynamiques humaines et organisationnelles.

La définition juridique : Le Code du Travail comme rempart
En France, le Code du Travail est clair. L’article L1152-1 stipule : « Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. »

Cette définition est fondamentale car elle souligne plusieurs points fondamentaux

  • La répétition : un acte isolé, même grave, ne constitue pas du harcèlement moral au sens juridique.
  • L’objet ou l’effet : l’intentionnalité du harceleur n’est pas une condition sine qua non. Que l’agresseur ait eu l’intention de nuire ou non, si ses agissements répétés ont pour effet de dégrader les conditions de travail et la santé de la victime, il y a harcèlement. C’est une évolution majeure du droit, qui a permis de mieux protéger les victimes face à des comportements parfois inconscients de leur toxicité, mais dont les conséquences sont bien réelles.
  • L’atteinte : la dignité, la santé (physique ou mentale), et l’avenir professionnel sont les piliers protégés par la loi.

Au-delà du harcèlement moral, le Code du Travail (article L1153-1) définit également le harcèlement sexuel: « Aucun salarié, aucune personne en formation ou en stage ne doit subir des faits : 1° Soit de harcèlement sexuel, constitué par des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste répétés qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ; 2° Soit assimilés au harcèlement sexuel, consistant en toute forme de pression grave, même non répétée, exercée dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, au profit de l’auteur de ces faits ou au profit d’un tiers. »

Ici, la répétition n’est pas toujours nécessaire pour les faits assimilés, soulignant la gravité intrinsèque de certaines pressions.

La définition psychologique : l’emprise et la confusion
D’un point de vue psychologique, le harcèlement est avant tout une dynamique d’emprise. Le harceleur, souvent animé par un besoin de contrôle, de pouvoir ou une fragilité narcissique, va chercher à exploiter les faiblesses de la personne ciblée, à la déstabiliser, à la faire douter d’elle-même.

Cette situation d’emprise peut paralyser la victime, la plongeant dans un état de confusion où la frontière entre le réel et le perçu s’estompe. « Et si je méritais ce qui m’arrive ? » ; « Suis-je trop sensible ? » ; « Est-ce ma faute si je ne comprends pas ? »

Ces questions, lancinantes, sont le symptôme d’une altération profonde de l’estime de soi et de la perception de la réalité. Les travaux en psychologie sociale, notamment sur la dissonance cognitive et la manipulation, éclairent cette capacité du harceleur à inverser la charge, à faire porter à la victime la responsabilité de sa propre souffrance.

Il est essentiel de rappeler que, peu importe la situation, la personne harcelée n’est en aucun cas responsable de ce qui lui arrive. La responsabilité incombe toujours à l’auteur des agissements et à l’organisation qui les tolère.

Il est essentiel de rappeler que, peu importe la situation, la personne harcelée n’est en aucun cas responsable de ce qui lui arrive. La responsabilité incombe toujours à l’auteur des agissements et à l’organisation qui les tolère.

La définition sociologique : le harcèlement comme phénomène de groupe
La sociologie nous aide à comprendre que le harcèlement n’est pas qu’une affaire individuelle. Il est un phénomène large, que l’on retrouve dans différentes sphères de la société (école, rue, réseaux sociaux), et qui, au travail, s’inscrit souvent dans des dynamiques de groupe et des cultures organisationnelles. Le harcèlement peut être le symptôme d’un dysfonctionnement collectif, d’une culture d’entreprise qui, par ses pratiques ou son silence, crée un terreau fertile à ces comportements.

Le harcèlement ne se limite pas à une seule forme. Il peut émaner de n’importe quelle position hiérarchique et prendre des directions variées.

  • Le harcèlement individuel : c’est la forme la plus couramment imaginée, où une personne en prend une autre pour cible. Les agissements sont dirigés spécifiquement contre un individu.
  • Le harcèlement descendant : le plus classique, où un supérieur hiérarchique abuse de son pouvoir pour harceler un salarié. Il s’appuie sur un lien de subordination et une asymétrie de pouvoir évidente.
  • Le harcèlement ascendant : moins fréquent mais tout aussi destructeur, il survient lorsqu’un salarié ou un groupe de salariés s’en prend à son supérieur hiérarchique. Cela peut être le fait d’une équipe qui rejette un nouveau manager, ou d’individus qui cherchent à déstabiliser une autorité perçue comme illégitime ou menaçante.
  • Le harcèlement horizontal : il se manifeste entre collègues de même niveau hiérarchique. Un individu ou une équipe se ligue contre un autre. Lorsque cet effet de groupe s’installe, on parle souvent de mobbing. Ce sont des comportements hostiles répétés qui visent à isoler, discréditer, et finissent souvent par pousser la victime vers la sortie. Le mobbing est une forme de harcèlement collectif, où la pression du groupe est écrasante.
  • Le harcèlement organisationnel (ou institutionnel) : c’est une forme plus insidieuse et systémique. L’entreprise elle-même, par ses pratiques managériales, son organisation du travail, ses objectifs irréalistes, ou son absence de cadre éthique, installe un climat toxique qui met à mal ses employés. Ce n’est pas un individu qui harcèle, mais le système qui génère de la souffrance et des comportements déviants. Les pratiques de management pathogène, théorisées notamment par Marie Pezé, entrent dans cette catégorie, où la pression sur les résultats, l’individualisation à outrance, ou le manque de reconnaissance créent un environnement propice au harcèlement.

Ces différentes catégories ne sont pas étanches et peuvent se superposer. L’important est de reconnaître que le harcèlement n’a pas de frontières hiérarchiques et qu’il peut prendre racine dans des dynamiques complexes, individuelles et collectives.

Le harcèlement prospère souvent dans l’ombre, nourri par une culture du silence. Pourquoi, face à l’évidence d’une situation problématique, choisit-on de se taire ? Ce réflexe n’est jamais anodin. Il est souvent renforcé par des mécanismes psychologiques et sociologiques puissants qui encouragent la conformité, la peur des représailles, ou le désir de préserver un équilibre, même toxique.

Ce phénomène, bien étudié en psychologie sociale, désigne la tendance d’un individu, lorsqu’il est en présence d’un groupe, à être moins enclin à intervenir face à une situation anormale ou une urgence. Plus le nombre de spectateurs est élevé, plus la responsabilité individuelle se diffuse dans le groupe. Chacun se dit : « Quelqu’un d’autre va s’en occuper. » Ou encore : « Si personne ne réagit, c’est que ce n’est pas si grave. » Au travail, cela se traduit par des collègues qui voient, qui savent, mais qui n’agissent pas, laissant la victime seule face à son agresseur. Ce comportement est étroitement lié aux dynamiques de conformisme social.

Le conformisme social est la tendance d’un individu à adopter les opinions et comportements majoritaires, même si ceux-ci sont manifestement faux ou contraires à sa propre perception. L’expérience de Solomon Asch, menée dans les années 1950, en est l’exemple parfait. Des participants devaient comparer la longueur de lignes. Face à une majorité de complices donnant des réponses manifestement fausses, une proportion significative de participants a abandonné son propre jugement pour se conformer à l’opinion du groupe.
Dans certains environnements de travail, une pression similaire peut contribuer à la persistance de comportements toxiques. Si la norme implicite est de ne pas faire de vagues, de ne pas dénoncer, de ne pas remettre en question l’autorité ou le groupe, alors même les comportements les plus inacceptables peuvent être tolérés, voire normalisés. La peur d’être soi-même mis à l’écart, d’être la prochaine cible, est un puissant moteur de conformité.

Ce phénomène se caractérise par la tendance d’un groupe à rechercher l’unanimité et la cohésion au détriment d’une réflexion critique individuelle. Dans ce contexte, un individu peut adopter des comportements qu’il n’aurait pas envisagés seul, simplement parce que la pensée collective valide certaines actions, même si elles sont moralement discutables. Le groupe peut alors rationaliser des décisions erronées ou des comportements toxiques, créant une bulle où la dissidence est mal vue. C’est ainsi que des équipes entières peuvent se liguer contre un individu, ou que des pratiques managériales abusives sont acceptées sans questionnement.

Face à ces pressions, l’autocensure devient un mécanisme de survie. Environ 38% des salariés français estiment s’autocensurer au travail. Ce phénomène contribue à maintenir un climat dans lequel les comportements problématiques ne sont pas dénoncés..

Comme le disait George Orwell, « Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. »

Comme le disait George Orwell, « Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. »

Le hic, c’est que dans un environnement toxique, on ne se sent pas libre. On se renferme, on ne fait pas de vagues, on se tait. La peur des représailles, la crainte de ne pas être cru, le sentiment d’isolement, ou la simple fatigue de devoir se battre seul, poussent à l’inaction.

Ces dynamiques trouvent souvent leur origine dans des méthodes de management pathogènes, où la parole est réprimée, où l’expression des difficultés est perçue comme un signe de faiblesse, et où la loi du silence règne. Évoluer dans un tel cadre rend difficile, voire impossible, toute expression sur des faits de harcèlement vécus ou constatés.

Qui harcèle ? La question est complexe et ne se résume pas à un profil psychologique unique. Réduire le harcèlement à la seule personnalité du harceleur serait une simplification dangereuse qui occulterait les dynamiques plus profondes à l’œuvre. Il n’existe pas de « profil type » du harceleur, mais plutôt des mécanismes sociaux et psychologiques qui entrent en jeu, souvent à l’intersection de blessures personnelles et de failles organisationnelles.

Les facteurs individuels : une complexité humaine

La psychologie met en évidence plusieurs facteurs qui peuvent contribuer à des comportements de harcèlement, sans pour autant les excuser :

  • Facteurs psychologiques : certains traits de personnalité (narcissisme, manque d’empathie, besoin de contrôle, insécurité), des troubles de la santé mentale non traités, ou des traumatismes passés peuvent prédisposer à des comportements abusifs. Le harceleur peut chercher à projeter ses propres angoisses ou frustrations sur autrui.
  • Facteurs environnementaux et sociaux : l’éducation, les instances de socialisation, l’influence des groupes de pairs, et les normes sociales peuvent façonner des comportements. Une culture qui valorise l’agressivité, la compétition à outrance, ou la domination peut encourager de tels agissements.

En réalité, c’est plus souvent un mélange de ces facteurs individuels et de facteurs contextuels qui crée des situations à risque. Le harcèlement émerge à l’intersection des dynamiques personnelles et sociales.

Première étape : comprendre que le harcèlement n’est pas toujours le fait d’un « monstre » isolé. Il peut être le symptôme d’un système qui l’autorise, voire l’encourage. Si l’on se limite à sanctionner un individu sans questionner la culture d’entreprise, le problème resurgira sûrement ailleurs, comme une mauvaise herbe qui repousse tant que la terre n’est pas assainie.

Les pratiques de management pathogène : le terreau du harcèlement
Les travaux de Marie Pezé, psychologue, docteur en psychologie, et psychanalyste, sur le « management pathogène » sont éclairants. Elle décrit des pratiques managériales qui, sans être intentionnellement malveillantes, génèrent de la souffrance et peuvent créer un environnement propice au harcèlement. Parmi ces pratiques, on retrouve :

  • L’individualisation à outrance des objectifs : mettre les salariés en compétition constante, sans esprit d’équipe, peut pousser certains à écraser les autres pour atteindre leurs propres objectifs.
  • La pression excessive sur les résultats : des objectifs irréalistes, couplés à un manque de moyens, peuvent générer un stress tel que certains managers ou collègues déchargent cette pression sur les plus faibles.
  • Le manque de reconnaissance et de soutien : un environnement où le travail n’est pas valorisé, où les efforts ne sont pas reconnus, et où le soutien managérial est absent, peut créer un sentiment d’isolement et de vulnérabilité.
  • L’absence de limites claires : quand les règles sont floues, quand les comportements inacceptables ne sont pas sanctionnés, une zone grise se crée où le harcèlement peut s’épanouir.
  • La culture du silence et de la peur : si la parole est taboue, si la dénonciation est risquée, alors les comportements toxiques ne sont jamais remis en question.

Ce qui est frappant, c’est que nous pouvons tous, à un moment donné et à différents degrés, avoir été acteurs ou témoins de ces pratiques.

L’individualisation des objectifs, la dépendance excessive au travail, le besoin d’exister dans le groupe peuvent pousser les collaborateurs à se monter les uns contre les autres, voire à en mettre certains au placard.

L’individualisation des objectifs, la dépendance excessive au travail, le besoin d’exister dans le groupe peuvent pousser les collaborateurs à se monter les uns contre les autres, voire à en mettre certains au placard.

Le besoin d’appartenance, particulièrement visible dans le harcèlement scolaire, est également présent au travail, lieu de socialisation intense. La peur d’être exclu, de ne pas être « dans le coup », peut amener à cautionner des comportements que l’on réprouverait seul.

Il est donc essentiel de s’interroger : à partir de quelles failles ces situations prennent-elles forme ?
Dans quel silence, quelles habitudes, quelles injonctions implicites s’enracinent-elles, jusqu’à devenir normales, tolérées, invisibles ?

On ne prévient pas le harcèlement en multipliant les réactions ponctuelles.
On le prévient en remontant à la source, en questionnant nos fonctionnements, nos angles morts, nos cultures d’entreprise.


C’est à la croisée des dynamiques individuelles et des failles systémiques que tout se joue. Et c’est en acceptant cette complexité qu’on peut enfin agir, autrement.

Dans la seconde partie de cet article, nous verrons comment passer du constat à l’action, avec une approche résolument systémique, humaine et opérationnelle.
Comment poser des mots justes, repérer les signaux faibles, clarifier les rôles de chacun, et surtout, construire un cadre où les situations de harcèlement ne peuvent plus prospérer.

Parce qu’agir, ce n’est pas seulement intervenir quand le pire est arrivé.
C’est créer, au quotidien, les conditions pour qu’il n’arrive pas.

Rendez-vous le mois prochain pour découvrir la suite de cet article.
Et d’ici là, peut-être… prendre le temps d’observer autrement ce qui se passe autour de vous.

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